Nouvelles Histoires Extraordinaires

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Edgar Allan PoeNouvelles histoiresextraordinairesBeQ

Edgar Allan Poe1809-1849Nouvelles histoiresextraordinairestraduit de l’anglais parCharles BaudelaireLa Bibliothèque électronique du QuébecCollection À tous les ventsVolume 138 : version 1.012

Du même auteur, à la Bibliothèque :Histoires extraordinairesHistoires grotesques et sérieusesLes aventures d’Arthur Gordon Pym deNantucket3

Nouvelles histoires extraordinairesÉdition de référence : Folio.4

Notes nouvelles sur Edgar PoeILittérature de décadence ! – Paroles vides quenous entendons souvent tomber, avec la sonoritéd’un bâillement emphatique, de la bouche de cessphinx sans énigme qui veillent devant les portessaintes de l’Esthétique classique. À chaque foisque l’irréfutable oracle retentit, on peut affirmerqu’il s’agit d’un ouvrage plus amusant quel’Iliade. Il est évidemment question d’un poèmeou d’un roman dont toutes les parties sonthabilement disposées pour la surprise, dont lestyle est magnifiquement orné, où toutes lesressources du langage et de la prosodie sontutilisées par une main impeccable. Lorsquej’entends ronfler l’anathème, – qui, pour le direen passant, tombe généralement sur quelquepoète préféré, – je suis toujours saisi de l’envie de5

répondre : Me prenez-vous pour un barbarecomme vous, et me croyez-vous capable de medivertir aussi tristement que vous faites ? Descomparaisons grotesques s’agitent alors dansmon cerveau ; il me semble que deux femmes mesont présentées : l’une, matrone rustique,répugnante de santé et de vertu, sans allure etsans regard, bref, ne devant rien qu’à la simplenature ; l’autre, une de ces beautés qui dominentet oppriment le souvenir, unissant à son charmeprofond et originel toute l’éloquence de latoilette, maîtresse de sa démarche, consciente etreine d’elle-même, – une voix parlant comme uninstrument bien accordé, et des regards chargésde pensée et n’en laissant couler que ce qu’ilsveulent. Mon choix ne saurait être douteux, etcependant il y a des sphinx pédagogiques qui mereprocheraient de manquer à l’honneur classique.– Mais, pour laisser de côté les paraboles, je croisqu’il m’est permis de demander à ces hommessages qu’ils comprennent bien toute la vanité,toute l’inutilité de leur sagesse. Le mot littératurede décadence implique qu’il y a une échelle delittératures, une vagissante, une puérile, une6

adolescente, etc. Ce terme, veux-je dire, supposequelque chose de fatal et de providentiel, commeun décret inéluctable ; et il est tout à fait injustede nous reprocher d’accomplir la loi mystérieuse.Tout ce que je puis comprendre dans la paroleacadémique, c’est qu’il est honteux d’obéir àcette loi avec plaisir, et que nous sommescoupables de nous réjouir dans notre destinée. –Ce soleil qui, il y a quelques heures, écrasaittoutes choses de sa lumière droite et blanche, vabientôt inonder l’horizon occidental de couleursvariées. Dans les jeux de ce soleil agonisant,certains esprits poétiques trouveront des délicesnouvelles ; ils y découvriront des colonnadeséblouissantes, des cascades de métal fondu, desparadis de feu, une splendeur triste, la volupté duregret, toutes les magies du rêve, tous lessouvenirs de l’opium. Et le coucher du soleil leurapparaîtra en effet comme la merveilleuseallégorie d’une âme chargée de vie, qui descendderrière l’horizon avec une magnifique provisionde pensées et de rêves.Mais ce à quoi les professeurs jurés n’ont paspensé, c’est que, dans le mouvement de la vie,7

telle complication, telle combinaison peut seprésenter, tout à fait inattendue pour leur sagessed’écoliers. Et alors leur langue insuffisante setrouve en défaut, comme dans le cas, –phénomène qui se multipliera peut-être avec desvariantes, – où une nation commence par ladécadence, et débute par où les autres finissent.Que parmi les immenses colonies du siècleprésent des littératures nouvelles se fassent, il s’yproduira très certainement des accidents spirituelsd’une nature déroutante pour l’esprit de l’école.Jeune et vieille à la fois, l’Amérique bavarde etradote avec une volubilité étonnante. Qui pourraitcompter ses poètes ? Ils sont innombrables. Sesbas-bleus ? Ils encombrent les revues. Sescritiques ? Croyez qu’elle possède des pédantsqui valent bien les nôtres pour rappeler sans cessel’artiste à la beauté antique, pour questionner unpoète ou un romancier sur la moralité de son butet la qualité de ses intentions. Il y a là-bas commeici, mais plus encore qu’ici, des littérateurs qui nesavent pas l’orthographe ; une activité puérile,inutile ; des compilateurs à foison, desressasseurs, des plagiaires de plagiats et des8

critiques de critiques. Dans ce bouillonnement demédiocrités, dans ce monde épris desperfectionnements matériels, – scandale d’unnouveau genre qui fait comprendre la grandeurdes peuples fainéants, – dans cette société avided’étonnements, amoureuse de la vie, mais surtoutd’une vie pleine d’excitations, un homme a paruqui a été grand, non seulement par sa subtilitémétaphysique, par la beauté sinistre ou ravissantede ses conceptions, par la rigueur de son analyse,mais grand aussi et non moins grand commecaricature. – Il faut que je m’explique avecquelque soin ; car récemment un critiqueimprudent se servait, pour dénigrer Edgar Poe etpour infirmer la sincérité de mon admiration, dumot jongleur que j’avais moi-même appliqué aunoble poète presque comme un éloge.Du sein d’un monde goulu, affamé dematérialités, Poe s’est élancé dans les rêves.Étouffé qu’il était par l’atmosphère américaine, ila écrit en tête d’Eureka : « J’offre ce livre à ceuxqui ont mis leur foi dans les rêves comme dansles seules réalités ! » Il fut donc une admirableprotestation ; il la fut et il la fit à sa manière, in9

his own way. L’auteur qui, dans le Colloque entreMonos et Una, lâche à torrents son mépris et sondégoût sur la démocratie, le progrès et lacivilisation, cet auteur est le même qui, pourenlever la crédulité, pour ravir la badauderie dessiens, a le plus énergiquement posé lasouveraineté humaine et le plus ingénieusementfabriqué les canards les plus flatteurs pourl’orgueil de l’homme moderne. Pris sous ce jour,Poe m’apparaît comme un Ilote qui veut fairerougir son maître. Enfin, pour affirmer ma penséed’une manière encore plus nette, Poe fut toujoursgrand, non seulement dans ses conceptionsnobles, mais encore comme farceur.IICar il ne fut jamais dupe ! – Je ne crois pasque le Virginien qui a tranquillement écrit, enplein débordement démocratique : « Le peuplen’a rien à faire avec les lois, si ce n’est de leur10

obéir », ait jamais été une victime de la sagessemoderne, – et : « Le nez d’une populace, c’estson imagination ; c’est par ce nez qu’on pourratoujours facilement la conduire », – et cent autrespassages, où la raillerie pleut, drue commemitraille, mais cependant nonchalante ethautaine. – Les Swedenborgiens le félicitent de saRévélation magnétique, semblables à ces naïfsilluminés qui jadis surveillaient dans l’auteur duDiable amoureux un révélateur de leursmystères ; ils le remercient pour les grandesvérités qu’il vient de proclamer, – car ils ontdécouvert (ô vérificateurs de ce qui ne peut pasêtre vérifié !) que tout ce qu’il a énoncé estabsolument vrai ; – bien que d’abord, avouent cesbraves gens, ils aient eu le soupçon que cepouvait bien être une simple fiction. Poe répondque, pour son compte, il n’en a jamais douté. –Faut-il encore citer ce petit passage qui me sauteaux yeux, tout en feuilletant pour la centième foisses amusants Marginalia, qui sont comme lachambre secrète de son esprit : « L’énormemultiplication des livres dans toutes les branchesde connaissances est l’un des plus grands fléaux11

de cet âge ! Car elle est un des plus sérieuxobstacles à l’acquisition de toute connaissancepositive. » Aristocrate de nature plus encore quede naissance, le Virginien, l’homme du Sud, leByron égaré dans un mauvais monde, a toujoursgardé son impassibilité philosophique, et, soitqu’il définisse le nez de la populace, soit qu’ilraille les fabricateurs de religions, soit qu’ilbafoue les bibliothèques, il reste ce que fut et ceque sera toujours le vrai poète, – une véritéhabillée d’une manière bizarre, un paradoxeapparent, qui ne veut pas être coudoyé par lafoule, et qui court à l’extrême orient quand le feud’artifice se tire au couchant.Mais voici plus important que tout : nousnoterons que cet auteur, produit d’un siècleinfatué de lui-même, enfant d’une nation plusinfatuée d’elle-même qu’aucune autre, a vuclairement, a imperturbablement affirmé laméchanceté naturelle de l’Homme. Il y a dansl’homme, dit-il, une force mystérieuse dont laphilosophie moderne ne veut pas tenir compte ; etcependant, sans cette force innommée, sans cepenchant primordial, une foule d’actions12

humaines resteront inexpliquées, inexplicables.Ces actions n’ont d’attrait que parce que ellessont mauvaises, dangereuses ; elles possèdentl’attirance du gouffre. Cette force primitive,irrésistible, est la Perversité naturelle, qui fait quel’homme est sans cesse et à la fois homicide etsuicide, assassin et bourreau ; – car, ajoute-t-il,avec une subtilité remarquablement satanique,l’impossibilité de trouver un motif raisonnablesuffisant pour certaines actions mauvaises etpérilleuses pourrait nous conduire à lesconsidérer comme le résultat des suggestions duDiable, si l’expérience et l’histoire ne nousenseignaient pas que Dieu en tire souventl’établissement de l’ordre et le châtiment descoquins ; – après s’être servi des mêmes coquinscomme de complices ! tel est le mot qui se glisse,je l’avoue, dans mon esprit comme un sousentendu aussi perfide qu’inévitable. Mais je neveux, pour le présent, tenir compte que de lagrande vérité oubliée, – la perversité primordialede l’homme, – et ce n’est pas sans une certainesatisfaction que je vois quelques épaves del’antique sagesse nous revenir d’un pays d’où on13

ne les attendait pas. Il est agréable que quelquesexplosions de vieille vérité sautent ainsi au visagede tous ces complimenteurs de l’humanité, detous ces dorloteurs et endormeurs qui répètent surtoutes les variations possibles de ton : « Je suis nébon, et vous aussi, et nous tous, nous sommes nésbons ! » oubliant, non ! feignant d’oublier, ceségalitaires à contresens, que nous sommes tousnés marqués pour le mal !De quel mensonge pouvait-il être dupe, celuiqui parfois, – douloureuse nécessité des milieux,– les ajustait si bien ? Quel mépris pour laphilosophaillerie, dans ses bons jours, dans lesjours où il était, pour ainsi dire, illuminé ! Cepoète, de qui plusieurs fictions semblent faites àplaisir pour confirmer la prétendue omnipotencede l’homme, a voulu quelquefois se purger luimême. Le jour où il écrivait : « Toute certitudeest dans les rêves », il refoulait son propreaméricanisme dans la région des chosesinférieures ; d’autres fois, rentrant dans la vraievoie des poètes, obéissant sans doute àl’inéluctable vérité qui nous hante comme undémon, il poussait les ardents soupirs de l’ange14

tombé qui se souvient des Cieux ; il envoyait sesregrets vers l’Âge d’or et l’Éden perdu ; ilpleurait toute cette magnificence de la Nature serecroquevillant devant la chaude haleine desfourneaux. enfin, il jetait ces admirables pages :Colloque entre Monos et Una, qui eussentcharmé et troublé l’impeccable De Maistre.C’est lui qui a dit, à propos du socialisme, àl’époque où celui-ci n’avait pas encore un nom,où ce nom du moins n’était pas tout à faitvulgarisé : « Le monde est infesté actuellementpar une nouvelle secte de philosophes, qui ne sesont pas encore reconnus comme formant unesecte, et qui conséquemment n’ont pas adopté denom. Ce sont les Croyants à toute vieillerie(comme qui dirait : prédicateurs en vieux). LeGrand Prêtre dans l’Est est Charles Fourier, –dans l’Ouest, Horace Greely ; et grands prêtres ilssont à bon escient. Le seul lien commun parmi lasecte est la Crédulité ; – appelons cela Démence,et n’en parlons plus. Demandez à l’un d’euxpourquoi il croit ceci ou cela ; et, s’il , il vous fera une réponse analogue15

à celle que fit Talleyrand, quand on lui demandapourquoi il croyait à la Bible. “J’y crois, dit-il,d’abord parce que je suis évêque d’Autun, et ensecond lieu parce que je n’y entends absolumentrien.” Ce que ces philosophes-là appellentargument est une manière à eux de nier ce qui estet d’expliquer ce qui n’est pas. »Le progrès, cette grande hérésie de ladécrépitude, ne pouvait pas non plus luiéchapper. Le lecteur verra, en différents passages,de quels termes il se servait pour la caractériser.On dirait vraiment, à voir l’ardeur qu’il ydépense, qu’il avait à s’en venger comme d’unembarras public, comme d’un fléau de la rue.Combien eût-il ri, de ce rire méprisant du poètequi ne grossit jamais la grappe des badauds, s’ilétait tombé, comme cela m’est arrivé récemment,sur cette phrase mirifique qui fait rêver auxbouffonnes et volontaires absurdités despaillasses, et que j’ai trouvée se pavanantperfidement dans un journal plus que grave : Leprogrès incessant de la science a permis toutrécemment de retrouver le secret perdu et silongtemps cherché de. (feu grégeois, trempe du16

cuivre, n’importe quoi disparu), dont lesapplications les plus réussies remontent à uneépoque barbare et très ancienne ! – Voilà unephrase qui peut s’appeler une véritable trouvaille,une éclatante découverte, même dans un siècle deprogrès incessants ; mais je crois que la momieAllamistakeo n’aurait pas manqué de demander,avec le ton doux et discret de la supériorité, sic’était aussi grâce au progrès incessant, – à la loifatale, irrésistible, du progrès, – que ce fameuxsecret avait été perdu. – Aussi bien, pour laisserlà le ton de la farce, en un sujet qui contientautant de larmes que de rire, n’est-ce pas unechose véritablement stupéfiante de voir unenation, plusieurs nations, toute l’humanitébientôt, dire à ses sages, à ses sorciers : je vousaimerai et je vous ferai grands, si vous mepersuadez que nous progressons sans le vouloir,inévitablement, – en dormant ; débarrassez-nousde la responsabilité, voilez pour nousl’humiliation des comparaisons, sophistiquezl’histoire, et vous pourrez vous appeler les sagesdes sages ? – N’est-ce pas un sujet d’étonnementque cette idée si simple n’éclate pas dans tous les17

cerveaux : que le Progrès (en tant que progrès il yait) perfectionne la douleur à la proportion qu’ilraffine la volupté, et que, si l’épiderme despeuples va se délicatisant, ils ne poursuiventévidemment qu’une Italiam fugientem, uneconquête à chaque minute perdue, un progrèstoujours négateur de lui-même ?Mais ces illusions, intéressées d’ailleurs, tirentleur origine d’un fond de perversité et demensonge, – météores des marécages, – quipoussent au dédain les âmes amoureuses du feuéternel, comme Edgar Poe, et exaspèrent lesintelligences obscures, comme Jean-Jacques, àqui une sensibilité blessée et prompte à la révoltetient lieu de philosophie. Que celui-ci eût raisoncontre l’Animal dépravé, cela est incontestable ;mais l’animal dépravé a le droit de lui reprocherd’invoquer la simple nature. La nature ne fait quedes monstres, et toute la question est des’entendre sur le mot sauvages. Nul philosophen’osera proposer pour modèles ces malheureuseshordes pourries, victimes des éléments, pâturedes bêtes, aussi incapables de fabriquer des armesque de concevoir l’idée d’un pouvoir spirituel et18

suprême. Mais si l’on veut comparer l’hommemoderne, l’homme civilisé, avec l’hommesauvage, ou plutôt une nation dite civilisée avecune nation dite sauvage, c’est-à-dire privée detoutes les ingénieuses inventions qui dispensentl’individu d’héroïsme, qui ne voit que toutl’honneur est pour le sauvage ? Par sa nature, parnécessité même, il est encyclopédique, tandis quel’homme civilisé se trouve confiné dans lesrégions infiniment petites de la spécialité.L’homme civilisé invente la philosophie duprogrès pour se consoler de son abdication et desa déchéance ; cependant que l’homme sauvage,époux redouté et respecté, guerrier contraint à labravoure personnelle, poète aux heuresmélancoliques où le soleil déclinant invite àchanter le passé et les ancêtres, rase de plus prèsla lisière de l’idéal. Quelle lacune oserons-nouslui reprocher ? Il a le prêtre, il a le sorcier et lemédecin. Que dis-je ? Il a le dandy, suprêmeincarnation de l’idée du beau transportée dans lavie matérielle, celui qui dicte la forme et règle lesmanières. Ses vêtements, ses parures, ses armes,son calumet témoignent d’une faculté inventive19

qui nous a depuis longtemps désertés.Comparerons-nous nos yeux paresseux et nosoreilles assourdies à ces yeux qui percent labrume, à ces oreilles qui entendraient l’herbe quipousse ? Et la sauvagesse, à l’âme simple etenfantine, animal obéissant et câlin, se donnanttout entier et sachant qu’il n’est que la moitiéd’une destinée, la déclarerons-nous inférieure à ladame américaine dont M. Bellegarigue (rédacteurdu Moniteur de l’Épicerie) a cru faire l’éloge endisant qu’elle était l’idéal de la femmeentretenue ? Cette même femme dont les moeurstrop positives ont inspiré à Edgar Poe, – lui sigalant, si respectueux de la beauté, – les tristeslignes suivantes : « Ces immenses bourses,semblables au concombre géant, qui sont à lamode parmi nos belles, n’ont pas, comme on lecroit, une origine parisienne ; elles sontparfaitement indigènes. Pourquoi une pareillemode à Paris, où une femme ne serre dans sabourse que son argent ? Mais la bourse d’uneAméricaine ! Il faut que cette bourse soit assezvaste pour qu’elle y puisse enfermer tout sonargent, – plus toute son âme ! » – Quant à la20

religion, je ne parlerai pas de Vitzilipoutzli aussilégèrement que l’a fait Alfred de Musset ; j’avouesans honte que je préfère de beaucoup le culte deTeutatès à celui de Mammon ; et le prêtre quioffre au cruel extorqueur d’hosties humaines desvictimes qui meurent honorablement, desvictimes qui veulent mourir, me paraît un êtretout à fait doux et humain, comparé au financierqui n’immole les populations qu’à son intérêtpropre. De loin en loin, ces choses sont encoreentrevues, et j’ai trouvé une fois dans un articlede M. Barbey d’Aurevilly une exclamation detristesse philosophique qui résume tout ce que jevoulais dire à ce sujet : « Peuples civilisés quijetez sans cesse la pierre aux sauvages, bientôtvous ne mériterez même plus d’être idolâtres ! »Un pareil milieu, – je l’ai déjà dit, je ne puisrésister au désir de le répéter, – n’est guère faitpour les poètes. Ce qu’un esprit français,supposez le plus démocratique, entend par unÉtat, ne trouverait pas de place dans un espritaméricain. Pour toute intelligence du vieuxmonde, un État politique a un centre demouvement qui est son cerveau et son soleil, des21

souvenirs anciens et glorieux, de longues annalespoétiques et militaires, une aristocratie, à qui lapauvreté, fille des révolutions, ne peut qu’ajouterun lustre paradoxal ; mais Cela ! cette cohue devendeurs et d’acheteurs, ce sans-nom, ce monstresans tête, ce déporté derrière l’Océan, un État ! –je le veux bien, si un vaste cabaret, où leconsommateur afflue et traite d’affaires sur destables souillées, au tintamarre des vilains propos,peut être assimilé à un salon, à ce que nousappelions jadis un salon, république de l’espritprésidée par la beauté !Il sera toujours difficile d’exercer, noblementet fructueusement à la fois, l’état d’homme delettres sans s’exposer à la diffamation, à lacalomnie des impuissants, à l’envie des riches, –cette envie qui est leur châtiment ! – auxvengeances de la médiocrité bourgeoise. Mais cequi est difficile dans une monarchie tempérée oudans une république régulière, devient presqueimpraticable dans une espèce de capharnaüm, oùchacun, sergent de ville de l’opinion, fait lapolice au profit de ses vices – ou de ses vertus,c’est tout un, – où un poète, un romancier d’un22

pays à esclaves est un écrivain détestable auxyeux d’un critique abolitionniste, – où l’on ne saitquel est le plus grand scandale, – le débraillé ducynisme ou l’imperturbabilité de l’hypocrisiebiblique. Brûler des nègres enchaînés, coupablesd’avoir senti leur joue noire fourmiller du rougede l’honneur, jouer du revolver dans un parterrede théâtre, établir la polygamie dans les paradisde l’Ouest, que les Sauvages (ce terme a l’aird’une injustice) n’avaient pas encore souillés deces honteuses utopies, afficher sur les murs, sansdoute pour consacrer le principe de la libertéillimitée, la guérison des maladies de neuf mois,tels sont quelques-uns des traits saillants,quelques-unes des illustrations morales du noblepays de Franklin, l’inventeur de la morale decomptoir, le héros d’un siècle voué à la matière.Il est bon d’appeler sans cesse le regard sur cesmerveilles de brutalité, en un temps oùl’américanomanie est devenue presque unepassion de bon ton, à ce point qu’un archevêque apu nous promettre sans rire que la Providencenous appellerait bientôt à jouir de cet idéaltransatlantique !23

IIIUn semblable milieu social spondantes. C’est contre ces erreurs que Poea réagi aussi souvent qu’il a pu et de toute saforce. Nous ne devons donc pas nous étonner queles écrivains américains, tout en reconnaissant sapuissance singulière comme poète et commeconteur, aient toujours voulu infirmer sa valeurcomme critique. Dans un pays où l’idée d’utilité,la plus hostile du monde à l’idée de beauté, primeet domine toutes choses, le parfait critique sera leplus honorable, c’est-à-dire celui dont lestendances et les désirs se rapprocheront le plusdes tendances et des désirs de son public, – celuiqui, confondant les facultés et les genres deproduction, assignera à toutes un but unique, –celui qui cherchera dans un livre de poésie lesmoyens de perfectionner la conscience.Naturellement, il deviendra d’autant moinssoucieux des beautés réelles, positives, de la24

poésie ; il sera d’autant moins choqué desimperfections et même des fautes dansl’exécution. Edgar Poe, au contraire, divisant lemonde de l’esprit en Intellect pur, Goût et Sensmoral, appliquait la critique suivant que l’objetde son analyse appartenait à l’une de ces troisdivisions. Il était avant tout sensible à laperfection du plan et à la correction del’exécution ; démontant les oeuvres littérairescomme des pièces mécaniques défectueuses(pour le but qu’elles voulaient atteindre), notantsoigneusement les vices de fabrication ; et quandil passait au détail de l’oeuvre, à son expressionplastique, au style en un mot, épluchant, sansomission, les fautes de prosodie, les erreursgrammaticales et toute cette masse de scories,qui, chez les écrivains non artistes, souillent lesmeilleures intentions et déforment lesconceptions les plus nobles.Pour lui, l’Imagination est la reine desfacultés ; mais par ce mot il entend quelque chosede plus grand que ce qui est entendu par lecommun des lecteurs. L’Imagination n’est pas lafantaisie ; elle n’est pas non plus la sensibilité,25

bien qu’il soit difficile de concevoir un hommeimaginatif qui ne serait pas sensible.L’Imagination est une faculté quasi divine quiperçoit tout d’abord, en dehors des méthodesphilosophiques, les rapports intimes et secrets deschoses, les correspondances et les analogies. Leshonneurs et les fonctions qu’il confère à cettefaculté lui donnent une valeur telle (du moinsquand on a bien compris la pensée de l’auteur),qu’un savant sans imagination n’apparaît plusque comme un faux savant, ou tout au moinscomme un savant incomplet.Parmi les domaines littéraires où l’imaginationpeut obtenir les plus curieux résultats, peutrécolter les trésors, non pas les plus riches, lesplus précieux (ceux-là appartiennent à la poésie),mais les plus nombreux et les plus variés, il en estun que Poe affectionne particulièrement, c’est laNouvelle. Elle a sur le roman à vastes proportionscet immense avantage que sa brièveté ajoute àl’intensité de l’effet. Cette lecture, qui peut êtreaccomplie tout d’une haleine, laisse dans l’espritun souvenir bien plus puissant qu’une lecturebrisée, interrompue souvent par le tracas des26

affaires et le soin des intérêts mondains. L’unitéd’impression, la totalité d’effet est un avantageimmense qui peut donner à ce genre decomposition une supériorité tout à faitparticulière, à ce point qu’une nouvelle tropcourte (c’est sans doute un défaut) vaut encoremieux qu’une nouvelle trop longue. L’artiste, s’ilest habile, n’accommodera pas ses pensées auxincidents, mais, ayant conçu délibérément, àloisir, un effet à produire, inventera les incidents,combinera les événements les plus propres àamener l’effet voulu. Si la première phrase n’estpas écrite en vue de préparer cette impressionfinale, l’oeuvre est manquée dès le début. Dans lacomposition tout entière il ne doit pas se glisserun seul mot qui ne soit une intention, qui netende, directement ou indirectement, à parfaire ledessein prémédité.Il est un point par lequel la nouvelle a unesupériorité, même sur le poème. Le rythme estnécessaire au développement de l’idée de beauté,qui est le but le plus grand et le plus noble dupoème. Or, les artifices du rythme sont unobstacle insurmontable à ce développement27

minutieux de pensées et d’expressions qui a pourobjet la vérité. Car la vérité peut être souvent lebut de la nouvelle, et le raisonnement, le meilleuroutil pour la construction d’une nouvelle parfaite.C’est pourquoi ce genre de composition qui n’estpas situé à une aussi grande élévation que lapoésie pure, peut fournir des produits plus variéset plus facilement appréciables pour le commundes lecteurs. De plus, l’auteur d’une nouvelle a àsa disposition une multitude de tons, de nuancesde langage, le ton raisonneur, le sarcastique,l’humoristique, que répudie la poésie, et qui sontcomme des dissonances, des outrages à l’idée debeauté pure. Et c’est aussi ce qui fait que l’auteurqui poursuit dans une nouvelle un simple but debeauté ne travaille qu’à son grand désavantage,privé qu’il est de l’instrument le plus utile, lerythme. Je sais que dans toutes les littératures desefforts ont été faits, souvent heureux, pour créerdes contes purement poétiques ; Edgar Poe luimême en a fait de très beaux. Mais ce sont desluttes et des efforts qui ne servent qu’à démontrerla force des vrais moyens adaptés aux butscorrespondants, et je ne serais pas éloigné de28

croire que chez quelques auteurs, les plus grandsqu’on puisse choisir, ces tentations héroïquesvinssent d’un désespoir.IV« Genus irritabile vatum ! Que les poètes(nous servant du mot dans son acception la pluslarge et comme comprenant tous les artistes)soient une race irritable, cela est bien entendu ;mais le pourquoi ne me semble pas aussigénéralement compris. Un artiste n’est un artisteque grâce à son sens exquis du Beau, – sens quilui procure des jouissances enivrantes, mais quien même temps implique, enferme un senségalement exquis de toute difformité et de toutedisproportion. Ainsi un tort, une injustice faite àun poète qui est vraiment un poète, l’exaspère àun degré qui apparaît, à un jugement ordinaire, encomplète disproportion avec l’injustice commise.Les poètes voient l’injustice, jamais là où elle29

n’existe pas, mais fort souvent là où des yeux nonpoétiques n’en voient pas du tout. Ainsi lafameuse irritabilité poétique n’a pas de rapportavec le tempérament, compris dans le sensvulgaire, mais avec une clairvoyance plusqu’ordinaire relative au faux et à l’injuste. Cetteclairvoyance n’est pas autre chose qu’uncorollaire de la vive perception du vrai, de lajustice, de la proportion, en un mot du Beau.Mais il y a une chose bien claire, c’est quel’homme qui n’est pas (au jugement du commun)irritabilis, n’est pas poète du tout. »Ainsi parle le poète lui-même, préparant uneexcellente et irréfutable apologie pour tous ceuxde sa race. Cette sensibilité, Poe la portait dansles affaires littéraires, et l’extrême importancequ’il attachait aux choses de la poésie l’induisaitsouvent en un ton où, au jugement des faibles, lasupériorité se faisait trop sentir. J’ai déjàremarqué, je crois, que plusieurs des préjugésqu’il avait à combattre, des idées fausses, desjugements vulgaires qui circulaient autour de lui,ont depuis longtemps infecté la presse française.Il ne sera donc pas inutile de rendre compte30

sommairement de quelques-unes de ses plusimportantes opinions relatives à la compositionpoétique. Le parallélisme de l’erreur en rendral’application tout à fait facile.Mais, avant toutes choses, je dois dire que lapart étant faite au poète naturel, à l’innéité, Poeen faisait une à la science, au travail et àl’analyse, qui paraîtra exorbitante aux orgueilleuxnon érudits. Non seulement il a dépensé desefforts considérables pour soumettre à sa volontéle démon fugitif des minutes heureuses, pourrappeler à son gré ces sensations exquises, cesappétitions spirituelles, ces états de santépoétique, si rares et si précieux qu’on pourraitvraiment les considérer comme des grâcesextérieures à l’homme et comme des visitations ;mais aussi il a soumis l’inspiration à la méthode,à l’analyse la plus sévère. Le choix des moyens !il y revient sans cesse, il insiste avec uneéloquence savante sur l’appropriation du moyen àl’effet, sur l’usage de la rime, sur leperfectionnement du refrain, sur l’adaptation durythme au sentiment. Il affirmait que celui qui nesait pas saisir l’intangible n’est pas poète ; que31

celui-là seul est poète, qui est le maître de samémoire, le souverain des mots, le registre de sespropres sentiments toujours prêt à se laisserfeuilleter. Tout pour le dénouement ! répète-t-ilsouvent. Un sonnet lui-même a besoin d’un plan,et la construction, l’armature pour ainsi dire, estla plus importante garantie de la vie mystérieusedes oeuvres de l’esprit.Je recours naturellement à l’article intitulé :The Poetic Principle, et j’y trouve, dès lecommencement, une vigoureuse protestationcontre ce qu’on pourrait appeler, en matière depoésie, l’hérésie de la longueur ou de

Edgar Allan Poe Nouvelles histoires extraordinaires BeQ. Edgar Allan Poe 1809-1849 Nouvelles histoires extraordinaires traduit de l’anglais par Charles Baudelaire La Bibliothèque électronique du Québec