« La Dernière Bande » Et « Pas Moi - Érudit

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Document généré le 17 août 2022 07:14JeuRevue de théâtreSpectacles - Critiques« La Dernière Bande » et « Pas moi »Solange LévesqueNuméro 73, 1994Théâtre franco-ontarienURI : https://id.erudit.org/iderudit/28243acAller au sommaire du numéroÉditeur(s)Cahiers de théâtre Jeu inc.ISSN0382-0335 (imprimé)1923-2578 (numérique)Découvrir la revueCiter ce compte renduLévesque, S. (1994). Compte rendu de [« La Dernière Bande » et « Pas moi »].Jeu, (73), 149–152.Tous droits réservés Cahiers de théâtre Jeu inc., 1994Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en que-dutilisation/Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

« La Dernière Bande »et « Pas moi »Textes de Samuel Beckett. Mise en scène : Denis Marleau,assisté de Michèle Normandin ; conseillère en dramaturgie :Martine Julien ; décor et accessoires : Claude Goyette ;éclairages : Guy Simard ; costumes : François St-Aubin ;musique et environnement sonore : Robert Normandeau.Avec Gabriel Gascon (Krapp) et Danièle Panneton (Bouche).Coproduction du Théâtre de Quat'Sous et du Théâtte UBU,présentée au Théâtre de Quat'Sous du 3 octobre au 12novembre 1994.« Un soir, d'ici quelque temps »C'est la première indication donnée parBeckett pour la Dernière Bande. J'avais lupour la première fois en 1978 cette piècepubliée en 1959. Je l'ai souvent relue de-puis, er j'y ai toujours trouvé la mêmeplénitude. Les didascalies font corps avecle rexte lui-même, et sont d'une telle qualité,qu'elles finissent par être, elles aussi, unplaisir de lecture. En retrouvant Krapp auQuat'Sous, j'ai eu l'impression de renoueravec une vieille connaissance.Car c'est lui, Krapp, que la pièce met enscène, un de ces personnages à la foisaugusres et tragiques qui peuplent l'universdramarique er romanesque de SamuelBeckett. Dans un effort ultime pour conserver et retrouver durant son vieil âgequelques frémissements de la vie, Krapp arédigé, en enregistranr sa propre voix surbandes magnétiques, une manière dejournal intime sonore ; la vieillesse l'ayantrattrapé, il fait en quelque sorre le biland'une vie en écoutant ses bandes, bilan quele passage du temps et les caprices de lamémoire modèlent au gré des heures.Vêtu comme un clochard, er fidèle en celaà la famille des Winnie, des Hamm etPhoto : Josée Lambert.149

Clov, des Pozzo et Lucky, des Vladimir etEstragon, Krapp présente tous les signes dela décrépirude er de la vieillesse, del'abandon le plus total. Mais gare ! il estbien loin de la débilité ; l'œil allumé, leverbe aiguisé et cinglant, il va bien vitenous faire comprendre qu'au-delà de sesfacéties et derrière le masque de ses oripeauxse cachenr une mémoire dangereusementactive, une intelligence, une lucidité et unesensibilité extraordinairemenr vivantes ; enréalité, un homme sans âge.Dans la scénographie de Claude Goyette,Krapp loge dans une sorte de cave sombreque n'éclaire aucune fenêtre, sinon unpetit vasistas qu'il s'empresse d'aller fermerdès son entrée en scène. De la mêmemanière que la mémoire de Krapp esrpleine de souvenirs, le lieu de sa vie présenréest plutôt encombré : un énorme réservoiroccupe le côté jardin, une barque est suspendue aux cintres et un réseau de tuyauxparcourt murs er plafonds. Au milieu de cefarras, un petit secrétaire et un fauteuil àroulettes vétusté et grinçanr.Krapp a donc consigné sur des bandesmagnétiques certains événements mar-quants de son existence. Entre deux visitesà l'arrière-scène, d'où on l'entend retirer lebouchon d'une bouteille, il écoute sa proprevoix, enregistrée trente ans plus tôt, ils'écoute raconrer. Il succombe à la tentation de retourner dans le passé, renouvelanr peur-être rituellement la tentativepathétique de puiser encore un restant devie dans ces instants (dans ces mots) où lavie (le désir) l'animair et le portait versl'aurre, en l'occurrence, vers une femme.C'est la bobine cinq de la boîte trois quiconstituera le corps de la pièce, cerre bandeoù il esr quesrion d'une certaine jeunefemme avec laquelle il a eu une liaison qui,manifestement, a compté — et comptetoujours — pour lui.L'œuvre esr donc construite sur deuxremporalirés qui se concrérisent dansdeux voix : la voix de l'homme de la bandemagnétique, enregistrée alors qu'il étaitencore jeune, et celle, vieillie et fêlée, duKrapp qu'il est devenu.Je ne sais pas s'il existe dans le théâtrecontemporain une pièce qui fasse sentiravec plus d'acuité le passage du temps,mais surtout la vanité des catégories passé,Photo : Josée Lambert.150

Photo : Josée Lambert.présent et futur, en regard de l'impressionprofonde que laisse l'expérience de l'amourdans l'affectivité humaine. Ces traces dela renconrre inrime avec l'autre, et le sillageinfiniment compliqué des émotions qu'elleentraîne sont, en tout cas, lumineuses dansla Dernière Bande. Krapp met la machineen marche et un récit défile, celui d'unmoment d'amour entre le protagoniste etune jeune femme, alors que rous deuxfaisaient une promenade en barque. Formulée avec une précision presque clinique,la description n'en est pas moins d'uneremarquable rendresse, d'une grande pudeur et d'une sensualité très forre. Parl'attention concentrée qu'il donne au récitqu'il écoute avec nous, par ses mimiques,ses onomatopées, son rire, le geste caressantou la brutalité avec laquelle il manœuvre lamachine, Krapp revit et commente le récit,et conséquemment, nous le vivons et lecommentons nous aussi pour nous-mêmes.Le procédé esr on ne peur plus efficace.Entre ses séances d'écoutes, deux, troisfois, il accomplit en séquences d'autresrituels : peler une banane, disposer de lapeau, manger la banane, faire un petit tourà l'arrière-scène, ranger er déranger le peud'objets qui lui restent encore, faire les centpas, glisser ou non sur la peau de la banane,faire tout ce qui est en son pouvoir pour sedésrabiliser, c'est-à-dire pour se merrre ensituation de devoir se créer.Son bureau et sa chaise se trouvent d'ailleursjuchés sur une sorte de tribune fragile d'oùil doit précautionneusement monter etdescendre chaque fois qu'il quitte sonbureau où s'empilenr dangereusement lesboîtes contenant les bandes magnétiques,jusqu'à ce que, dans un accès de colère, iljette les boîtes par rerre. Pendant toute lapièce, il ne fera pas autre chose que d'écouterla bande et de répéter certains gestes, certaines actions quotidiennes aux-quelles ils'est arrimé pour faire face au temps quipasse irrémédiablement.Le visage mobile que Gabriel Gascon prêteà son personnage, son œil malicieux ouglauque, sa srarure imposanre et sa voixprofonde, rranchanre ou rroublée, et, audessus de tout, une générosité totale, faisaient de lui un Krapp rouchanr, un peuclownesque par moments, lucide et justeassez en colère pour en être inquiétant. Surle plan scénographique, une table, unechaise, ses vêtements décatis, ses bandes,son magnétophone et ses quelques bananes lui auraient suffi pour être sublime(Beckett n'en demande pas plus dans sesnotes).Quant à la courre pièce Pas moi, enchaînéedirectement après la Dernière Bande et jouéepar Danièle Panneton, elle avait été montéepar le même metteur en scène dans le cadrede Cantate grise, un collage de textes deBeckett présenré par le Théârre UBU en1990. Comme on sait, cette œuvre réduirau minimum la présence physique dupersonnage, dont on ne voit bouger quela bouche fardée rouge vif er éclairée par unjet de lumière au milieu du noir le pluscomplet. L'actrice doit livrer en rafale untexte haletant, où une voix traquée par laterreur tente de faire une espèce de bilanpropitiatoire, dont le thème dominant estsignifié dans le titre. Denis Marleau aimaginé une Transition entre les deux piècesqui s'effectuait au moyen d'un écran oùétait d'abord projetée en gros plan pendantquelques secondes l'image de la Bouche,avant que l'éclairage ne la révèle sur scène.L'idée de j uxtaposer ces deux œuvres n'érairpas mauvaise — des juxtapositions semblables s'étaient avérées efficaces dansCantate grise —, mais dans ce cas-ci, lasituation était très ingrate pour DaniellePanneton, qui devait imposer le rythmesyncopé et l'atmosphère panique de sontexte après la lenteur, l'intériorité et la151

sensualité de la Dernière Bande. Aussi l'aije moins bien « entendu » que lors de laproducrion dans Cantate grise, et c'estdommage ; peut-être n'avais-je pas encoreémergé de ce que Beckerr appelle « la rurnede Krapp », et j'avais encore dans l'oreillela voix de mon vieil ami.Solange Lévesque« Teibeledécloisonné. Ce qui éclaire la « devise » deBeck voulanr réconcilier deux orientationstraditionnellement adverses. Pareille renrarive de symbiose — du connu er ducaché, de la sensualité et de la spirirualiré,de l'orthodoxie er de la dissidence — sererrouve aussi dans les écrirs d'Isaac BashevisSinger, un autre « sympathisant » de lakabbale et coauteur de Teibele and HerDemon, la première des rrois pièces inscritesà la programmation de la compagniethéâtrale Bulldog pour la saison 19941995.I. B. Singer a construit cette pièce à partird'une de ses nouvelles intitulée Satan inGoray en compagnie de la dramarurge EveFriedman. On doir à cette dernière lacomédie dramatique Long Way to Heaven,ainsi que la version anglaise de la ChroniTexte de Isaac Bashevis Singer et Eve Friedman. Mise enscène : Alexandre Hausvater ; décors : Mario Bouchard ;que d'un couple. Le spectacle a vu le jour surcostumes : Kathleen Irwin et Judy Deboer ; éclairages :une scène de Broadway en 1979. Depuis leNorberts Muncs ; arrangements musicaux : Ari Snyder.décès de Singer en 1991, sa collaborarriceAvec Jacques Basko (Beadle 2), Julie Burroughs (Genendel),liana Linden (Teibele), Earl Pastko (Alchonon), Joe de Paulconrinue de veiller sur le desrin artistique(Beadle 1), Bill Rowat (Menasha), Aron Tager (Rabbi).de Teibele and Her Demon. Elle assistait àProduction de Bulldog Productions, présentée au Rialtosa créarion montréalaise au Rialto, s'enTheatre du 19 octobre au 13 novembre 1994.volait ensuite vers le Manchester LibraryThearre pour la première britannique, toutLes lueurs de la kabbaleQui se souvient de Paradise Now, créé en en s'apprêtant déjà à suivre de près une1968, se rappelle sans doute que cet prochaine producrion parisienne avec Irène« événement » s'inspirait de certains prin- Jacob dans le rôle de Teibele. Eve Friedmancipes de la kabbale, ainsi que le révèle n'esr certes pas étrangère à cet essor d'unePierre Biner dans son ouvrage consacré au carrière posthume au théâtre que connaîtLiving Theatre'. « I am a magic realist2 », maintenant Singer, lui qui s'esr surtoutclamair Julian Beck à cette époque, fort de illustré par quelques romans er d'innoml'enseignement du kabbaliste Martin Buber brables nouvelles.qui proposait à l'humanité « une rédemption/wr et à travers le monde 3 », l'univers Isaac Bashevis Singer naît à Radzimin, end'en bas sourenanr sans conteste celui d'en Pologne, en 1904. Fils et petit-fils de rabhaut. Le spectacle mettait d'ailleurs en bins, il grandir dans un climat essentielsituation un voyage ascensionnel, du lement religieux. En 1917, il ne possèdemultiple à l'unité, en huit étapes compo- d'autre langue que le yiddish. Ce n'est qu'àsées chacune d'un rire, d'une vision, d'uneaction. À savoir, le sacré, l'occulre, le réel, 1. Voir le Living Theatre, Lausanne, La Cité, 1968, p. 181de concert avec l'œuvre pour la plénirude 232.2. Ibid., p. 212.de l'être dans un espace, ici er mainrenanr, 3. Ibid., p. 185.and Her Demon »152

éclairages : Guy Simard ; costumes : François St-Aubin ; musique et environnement sonor : Robere t Normandeau. Avec Gabriel Gascon (Krapp) et Danièl Pannetoe n (Bouche). Coproduction du Théâtre de Quat'Sous et du Théâtte UBU, présentée au Théâtre de Quat'Sous du 3 octobre au 12 novembre 1994. « Un soir, d'ici quelque temps »