Kathleen E. Woodiwiss

Transcription

Kathleen E. WoodiwissNée en Louisiane, le 3 juin 1939, elle a grandi à Alexandriadans une famille de huit enfants. Son père meurt subitement alorsqu’elle n’a que douze ans. Elle épouse un officier de l’armée del’air et, après la naissance de leur premier fils, tous trois partentau Japon où ils resteront trois ans. De retour aux États-Unis, ilss’installent dans le Kansas. C’est là qu’elle écrit Quand l’ouragans’apaise. Son roman est refusé par plusieurs éditeurs avant d’êtrepublié par Avon en 1972. C’est un énorme succès. En 1988,elle reçoit un prix décerné par l’association Romance Writersof America récompensant l’ensemble de son œuvre. Auteure detreize best-sellers, elle a marqué l’histoire de la romance. Elleest décédée en juillet 2007 à Princeton (Minnesota). Les ÉditionsJ’ai lu ont publié l’ensemble de son œuvre.

Une rose en hiver

Aux Éditions J’ai luLe loup et la colombeN 820Une rose en hiverN 1816ShannaN 1983Cendres dans le ventN 2421L’inconnue du MississippiN 2509Qui es-tu, belle captive ?N 2998À la cour du tsarN 4047La rivière de la passionN 6701Un mariage de convenanceN 7857Auprès de toi, pour toujoursN 8999LES BIRMINGHAM1 – Quand l’ouragan s’apaiseN 7722 – Les flammes de la passionN 94813 – La rose de CharlestonN 9410

Kathleen E.WOODIWISSUne rose en hiverTraduit de l’anglais (États-Unis)par Jean-Pierre Pugi

Si vous souhaitez être informée en avant-premièrede nos parutions et tout savoir sur vos auteures préférées,retrouvez-nous ici :www.jailu.comAbonnez-vous à notre newsletteret rejoignez-nous sur Facebook !Titre originalA ROSE IN WINTER Kathleen E. Woodiwiss, 1982Pour la traduction française Éditions J’ai lu, 1984

Dédié à ces lecteurs qui m’ont adressédes lettres d’encouragement.Merci à eux.Avec toute ma reconnaissance.K.E.W

UNE ROSE EN HIVERUne fleur écarlate dans la neige hivernale,Née hors la saison, comme un chagrin de femme,Éclose en ce temps rude où souffle un vent glacial.Elle fut découverte en un lieu protégé,Incarnat merveilleux non encore effleuré,Rouge comme le sang venant du cœur blesséDe celle qui attend et pleure son chevalierÀ l’armure d’argent, parti suivre sa quête,Et qui s’attarde au loin à jouter, guerroyer.Ne crains rien, douce enfant, arrête tes sanglots.Une rose de l’hiver est née pour t’annoncerQue l’amour de jadis va renaître bientôt.

123 octobre 1792Nord de l’Angleterre« Mariage ! »Erienne Fleming s’écarta de l’âtre après avoir remisen place le tisonnier d’un geste brusque, exprimant ainsiune colère qui n’avait cessé de croître depuis l’aube.Au-dehors, le vent qui projetait avec insouciance pluieet grésil contre les vitres plombées semblait se moquerdu sentiment d’oppression qui accablait son esprit. Lechaos mouvant des nuages sombres, si bas qu’ils frôlaientpresque le toit de tuiles de la maison du maire, était bienà l’image des pensées de cette jeune femme brune dontles yeux luisaient d’un feu couleur d’améthyste.« Mariage !,Le mot explosa de nouveau dans son esprit. Autrefoissymbole d’un rêve d’adolescente, il était à présent synonyme de bouffonnerie. Erienne ne s’opposait pas àcette institution, loin de là ! Sous la direction attentivede sa mère, elle s’était préparée à devenir une épouseirréprochable. Malheureusement, son père, le mairede Mawbry, s’était depuis peu mis en tête de lui faireépouser une bourse bien garnie, et il ne lui importaitguère que son possesseur fût un vieillard, un monstreou quelque squelette ambulant. Toutes les autres qualités souhaitables, y compris les bonnes manières, luiparaissaient sans importance ; indignes même d’être11

prises en considération. Dès l’instant où un homme étaitriche et disposé à se marier, il devenait, à ses yeux, unprétendant valable. Tous ceux qu’il lui avait jusqu’iciprésentés étaient lamentables ; cependant (les sourcilslégèrement incurvés d’Erienne se froncèrent en une soudaine expression de doute), peut-être s’agissait-il là dece que son père avait pu trouver de mieux, faute d’unedot convenable pour sa fille.— Mariage ! Pouah ! prononça sèchement Erienne,de nouveau écœurée.Elle avait rapidement perdu les illusions heureusesde la jeunesse et commençait à voir dans les liens dumariage des chaînes odieuses. Qu’une jeune femme aitdétesté un prétendant imposé n’avait rien d’exceptionnel,mais, après avoir eu un aperçu du choix qui lui étaitproposé, Erienne n’espérait plus guère que son père,dogmatique et têtu comme il l’était, pût lui présenterbeaucoup mieux dans l’avenir.D’un pas nerveux, Erienne marcha vers la fenêtre et,à travers une vitre en losange, observa pensivement laroute pavée qui serpentait dans le village. Les arbres,à la lisière du hameau, n’étaient plus que silhouettessombres et décharnées sous la pluie battante. Elle suivitdu regard le chemin désert, et à la pensée que moinsd’une heure la séparait d’une nouvelle rencontre avecquelque insupportable prétendant, elle ressentit unecrispation douloureuse dans la poitrine. Elle n’éprouvait pas la moindre envie d’arborer un sourire gracieuxpour plaire à un nouveau bouffon, et elle espéra de toutson cœur qu’aucun voyageur n’apparaîtrait sur la route.D’ailleurs, si le pont miné par les pluies torrentielless’effondrait sous son passage et que l’homme disparûtavec carriole et cheval dans les eaux écumeuses, cela nel’attristerait guère. L’homme attendu était pour elle unétranger, un être sans visage dont elle ne connaissaitle nom que depuis peu. Silas Chambers ! Quel genred’individu pouvait-il bien être ?Erienne parcourut du regard le salon d’apparencemodeste. Elle se demanda ce qu’il penserait de la12

demeure, et s’il laisserait paraître son mépris. Bien quele cottage n’eût rien à envier aux autres maisons duhameau, les meubles bon marché révélaient immédiatement un manque de moyens. Si ce logement n’avait pasété fourni avec le poste de maire, son père eût éprouvébien des difficultés à leur offrir une telle habitation.Elle lissa le velours élimé de sa robe couleur pruneen espérant que l’étranger ne remarquerait pas son styledémodé. Sa fierté avait déjà été trop souvent mise à rudeépreuve par l’arrogance de bellâtres qui s’estimaient biensupérieurs à elle et n’éprouvaient pas le besoin de dissimuler leurs sentiments. Si l’absence de dot n’importaitguère, face à leur bourse bien garnie, elle brûlait dudésir de prouver à ces lourdauds qu’elle possédait uneéducation au moins égale à la leur et bien plus de savoirvivre, mais semblable attitude lui eût attiré de sévèresréprimandes de la part de son père.Avery Fleming jugeait inutile et même imprudentqu’une personne du beau sexe reçût une éducation dépassant l’apprentissage des devoirs féminins élémentaires,pour ne pas parler du calcul et de l’art de l’écriture. S’iln’y avait eu l’héritage de sa mère et son insistance opiniâtre, sa fille n’aurait jamais reçu cette éducation qu’iljugeait superflue. Mais Angela Fleming avait pris soin demettre de côté une partie de sa fortune personnelle, afinqu’Erienne puisse poursuivre ses études. Avery n’avait puprotester, étant donné qu’il s’était lui-même approprié,depuis leur mariage, la majeure partie de son argent, afinde satisfaire des faiblesses aussi nombreuses que variées.Des sommes d’égale importance avaient été généreusement allouées à l’éducation de Farrell, mais après avoirpassé moins d’un an dans un pensionnat le jeune garçonavait avoué son profond dégoût pour « les sermons pompeux et la discipline absurde imposée par un ramassisde vieux gâteux » et renoncé à ses études de lettres pourrentrer à la maison et « reprendre les activités de sonpère », bien que ces dernières fussent encore à définir.Erienne se souvint des longs mois écoulés depuis lamort de sa mère. Elle se rappelait ses heures de solitude,13

pendant que son père et son frère jouaient aux cartes etbuvaient avec des villageois, ou se rendaient à Wirkintonpour y rencontrer les marins et autres aventuriers quitraînaient sur le port. À présent que la sage et prudenteAngela n’était plus là pour veiller au grain, le petit péculefamilial s’était mis à fondre comme neige au soleil etcette dilapidation avait entraîné un resserrement permanent des cordons de la bourse, accompagné lui-mêmed’une pression croissante de la part de son père pourqu’elle prenne un époux. La tension avait atteint sonpoint culminant lorsque son frère s’était battu en duel :un affrontement dont il était revenu avec le bras droitinerte, un coude tordu selon un angle étrange, et unemain pour ainsi dire inutile. Depuis ce jour, son pèrevivait dans la fièvre de lui trouver un riche mari.Une brusque colère vint aiguillonner les souvenirsd’Erienne.— En voilà un que j’aimerais rencontrer, fit-elle, lesdents serrées. Christopher Seton ! Yankee ! Vaurien !Joueur ! Débauché ! Menteur !Toutes les épithètes qui lui venaient à l’esprit semblaient convenir à ce personnage. Il lui vint même auxlèvres quelques termes rudes concernant sa lignée et ellesavoura la saveur de chacune de ces injures.— Oui, je voudrais avoir cet individu en face de moi !Elle s’imaginait des yeux rapprochés et un nez crochu,des cheveux raides, d’étroites lèvres déformées par unrictus qui révélait de petites dents jaunies. Une verrueà la pointe du menton compléta ce portrait.Oh, si seulement elle pouvait rencontrer cet homme !Une faible femme ne pouvait vaincre un homme avec sespoings, mais elle était capable de mettre son amourpropre à rude épreuve. Ses joues seraient cuisantes pendant plus de deux semaines des paroles cinglantes qu’ellelui adresserait et peut-être alors réfléchirait-il à deux foisavant de s’attaquer à un jeune garçon imprudent et deporter tort à son père.— Si j’étais un homme ! dit-elle en prenant une position d’escrime et en brandissant devant elle une rapière14

aussi tranchante qu’imaginaire. Voilà comment je réglerais la question avec ce misérable !Elle lui infligea un, deux, trois coups de pointe, puistrancha la gorge de son adversaire avant d’essuyer lalame et de la glisser dans un fourreau lui aussi invisible.Elle se redressa et regarda pensivement par la fenêtre.« Oui, si j’étais un homme, je ferais en sorte que cefanfaron prenne conscience de l’erreur qu’il a commiseet aille chercher fortune à l’autre bout de la Terre. »Elle surprit son reflet sur la vitre et croisa les bras enune pose modeste.« Hélas, je ne suis pas un garçon, mais une simplefemme. (Elle fit pivoter sa tête d’un côté à l’autre afind’admirer son épaisse chevelure noire, puis adressa unsourire plein de sagesse à son image.) Je n’ai pour armesque ma langue et mon esprit. »Elle fronça un bref instant ses sourcils à la courbureélégante ; dans ses yeux s’alluma une colère à glacer lecœur du plus farouche adversaire. Malheur à celui surlequel elle passerait sa fureur !Un appel lui parvint du dehors et interrompit le filde ses pensées.— Eriennie !Elle reconnut la voix de son frère et se hâta de gagnerle vestibule. Des reproches véhéments au bord des lèvres,elle ouvrit la porte et découvrit Farrell Fleming appuyépesamment au chambranle. Ses vêtements étaient froissés et tachés, de son tricorne s’échappaient desmèches de cheveux brun-roux. Un seul regard suffisaitpour être sûr qu’il avait bu tout au long de la nuit et,étant donné qu’il était près de 11 heures, pendant lamajeure partie de la matinée.— Eriennie, ma petite sœur ! lança-t‑il d’une voixavinée.Il perdit l’équilibre et recula d’un pas, parvint à seredresser et s’avança dans le vestibule en titubant. Sonmanteau dégouttait de pluie et il aspergeait tout surson passage.15

Erienne jeta un regard inquiet dans la rue, anxieuse devoir s’il y avait des témoins à la scène. Elle fut soulagéede constater que le mauvais temps avait incité les gens àrester chez eux, à l’exception d’un cavalier solitaire quise trouvait assez loin de là. Le temps qu’il franchisse lepont et arrive à hauteur de la maison, tout serait rentrédans l’ordre.Erienne referma la porte et s’y adossa, le regard lourdde reproches. Son frère avait agrippé la rampe de samain valide et tentait de s’y retenir, tout en tirant maladroitement sur les attaches de son vêtement.— Erienne, aide ton petit Farrell à enlever ce manteau ce manteau rebelle. Il refuse de m’obéir.Il lui adressa un sourire penaud et leva son bras sansforce en un geste d’imploration impuissante.— Tu choisis bien ton moment pour rentrer à la maison ! gronda-t‑elle tout en l’aidant à se débarrasser dumanteau. N’as-tu donc aucune fierté ?— Aucune ! confirma-t‑il en tentant de s’incliner,galamment.Cela eut pour résultat de lui faire perdre l’équilibreet il recula en titubant.Erienne saisit le manteau et glissa son épaule sousle bras de son frère, afin de le soutenir. Puis elle plissa lenez de dégoût : une odieuse odeur de whisky et de tabacagressait ses narines.— Tu aurais au moins pu rentrer alors qu’il faisaitencore nuit, répliqua-t‑elle sèchement. Tu passes tesnuits à boire et à jouer, et tu dors tout le jour. Nepourrais-tu donc pas te trouver d’autres passe-temps ?— Si je ne peux pas travailler et gagner honnêtementma vie, c’est à ce maudit Seton que tu dois le reprocher.C’est lui, le seul responsable.— Je sais parfaitement ce qu’il a fait ! Mais cela n’excuse pas pour autant ta conduite !— Cesse de répéter toujours la même chose, jeunefille, dit-il d’une voix incertaine. Tu me fais de plus enplus penser à une vieille fille. Heureusement que pèreva te marier le plus rapidement possible.16

Erienne serra les dents de colère et affermit sa prisesur le bras de son frère. Elle tenta de le guider vers lesalon.— Soyez maudits, tous les deux ! fit-elle. Vous nevalez pas mieux l’un que l’autre ! Vous espérez memarier au premier homme riche venu afin de pouvoirpasser votre vie en beuveries. Vous êtes vraiment faitsl’un pour l’autre !— Effectivement.D’un mouvement brusque, Farrell libéra son bras eteffectua un petit ballet de plusieurs pas dans le salon.Lorsqu’il se retrouva assis sur le plancher, il amorçaun mouvement de balancier, comme pour lutter contrele vertige.— Tu ne peux accepter que je me sois sacrifié pourprotéger ton honneur. (Il tenta de river sur elle un regardaccusateur, mais cette tâche dépassait ses capacités et ilrenonça.) Comme père, je voudrais simplement te voirheureuse et à l’abri des aventuriers.— Mon honneur ? s’écria Erienne, les poings sur leshanches. (Elle considéra son frère avec une expressionà la fois indulgente et apitoyée.) Si tu veux prendrela peine de te remémorer les faits, Farrell Fleming,c’est l’honneur de père que tu as voulu défendre, etnon le mien.— Oh ! fit-il sur un ton d’excuse, comme un enfantsurpris en train de chaparder des sucreries. C’est vrai.C’était l’honneur de père.Il baissa les yeux vers son bras impotent, dans l’espoird’éveiller la compassion d’Erienne.— Mais, dans une certaine mesure, sans doute as-tuégalement fait cela pour moi, puisque je suis, moi aussi,une Fleming. (Erienne pensait à haute voix.) Et les propos diffamatoires de ce Christopher Seton ne peuventêtre oubliés.Elle adressa une fois de plus un regard pensif aupaysage au-delà des vitres ruisselantes, sans plus prêterattention à son frère. Farrell s’avançait avec prudence endirection d’une carafe de whisky qu’il venait d’apercevoir17

sur une petite table. Erienne fut déçue de constater quele pont tenait toujours bon comme en témoignait lepassage du cavalier solitaire. L’homme ne semblait pasparticulièrement pressé et poursuivait calmement sonchemin, sans paraître gêné par la bruine. Il donnait l’impression d’avoir l’éternité devant lui, et Erienne regrettaqu’il n’en fût pas de même pour elle. Elle soupira puisse tourna vers Farrell, et tout aussitôt tapa du pied. Sonfrère avait pris un verre et tentait d’ôter le bouchon dela carafe à l’aide de sa main valide.— Farrell ! N’as-tu pas assez bu ?— Ouais, c’était l’honneur de père que j’essayais dedéfendre, marmonna-t‑il sans interrompre ses efforts.Il se versa maladroitement à boire et fit couler autantd’alcool sur la table que dans son verre. Le souvenirdu duel le hantait. Il entendait encore le grondementassourdissant de son propre pistolet et revoyait l’indignation envahir le visage du juge, qui tenait toujours lemouchoir dans sa main levée. La scène resterait à jamaisgravée dans sa mémoire, et il se souvenait de cet étrangemélange d’horreur et de joie qu’il avait ressenti en voyantson adversaire reculer en titubant et porter sa main à sonépaule. Du sang venait d’apparaître entre les doigts deSeton, et Farrell attendait avec une impatience croissante de voir son adversaire s’effondrer. Mais l’hommesembla recouvrer l’équilibre. Le soulagement qui avaitenvahi Farrell avait brusquement fait place à des sueursfroides. L’arme de Seton qui se relevait lentement et lagueule du pistolet qui s’immobilisait face à sa poitrinelui avaient fait prendre conscience de sa folie : il avaittiré avant le signal.— Tu as défié un homme dont l’expérience dépassaitdangereusement la tienne, et tout cela pour une partiede cartes !Le bourdonnement qui grondait dans le crâne deFarrell le rendait sourd aux paroles de sa sœur. Hantépar la scène, il ne voyait que la gueule de l’arme qui l’avaitmenacé, il n’entendait que les battements assourdissantsde son propre cœur, il ne ressentait que la terreur qui18

tordait ses entrailles. Lors de cette aube glaciale, la sueurlui brûlait les yeux, mais la peur l’empêchait de ciller,la peur que le moindre mouvement pût provoquer untir mortel. La panique avait saturé son être, déchiré sesnerfs, jusqu’au moment où, avec un hurlement de frustration, il avait levé le bras et lancé son arme déchargéesur son adversaire, sans prendre conscience que celui-civisait maintenant un point situé au-dessus de sa tête.Une seconde explosion avait brisé le silence et transformé le cri de rage de Farrell en hurlement de douleur.Il lui sembla que son bras se déchirait. Avant que lafumée fût dissipée, il s’effondra sur la pelouse couvertede rosée glaciale et se mit à gémir, en proie à une souffrance tant physique que morale. Une grande silhouettes’était approchée et avait rejoint la forme agenouillée dumédecin qui s’occupait de son bras. À travers la brumede sa douleur, il reconnut son tortionnaire. Le calme deChristopher Seton augmentait encore sa honte, carl’homme tentait posément, à l’aide d’un linge, de maîtriser l’écoulement de son propre sang.Malgré la douleur, Farrell savait qu’en tirant avant lesignal il venait de perdre bien plus qu’un duel. C’étaitun coup fatal porté à sa réputation. Nul n’accepteraitdésormais le défi d’un couard, et plus jamais il ne trouverait grâce à ses propres yeux.Les paroles de Seton retentirent en lui et firent jaillirun gémissement de ses lèvres. L’homme avait déclaréavec dédain :— La stupidité de ce garçon est seule responsable desa blessure. S’il n’avait pas lancé son pistolet, je n’auraispas pressé la détente.— Il a tiré avant que je donne le signal, avait précisé le juge d’une voix tout aussi méprisante. Si vousl’aviez tué, monsieur Seton, nul ne vous aurait adresséle moindre reproche.— Je ne suis pas un assassin d’enfants, monsieur,avait grommelé Seton.— Je puis vous assurer que votre conduite a été irréprochable, monsieur. Il serait toutefois préférable que19

vous quittiez les lieux avant l’arrivée du père de ce jeunehomme.Farrell avait trouvé le juge un peu trop indulgent, etle besoin de faire comprendre qu’il ne partageait pascette magnanimité l’avait poussé à proférer un chapeletde malédictions. Il s’était laissé aller à sa rage impuissante au lieu d’affronter la vérité et de reconnaître sacouardise. Il avait été profondément dépité de constaterque ses insultes ne provoquaient qu’un sourire de méprissur les lèvres de son adversaire. L’homme s’était éloignésans plus lui accorder le moindre intérêt, comme s’ilétait un enfant dont il est préférable d’ignorer la colère.La vision s’estompa pour laisser la place à la dureréalité. Farrell avait devant lui un verre plein, mais sesgenoux tremblants se dérobaient et il n’osait renoncer àl’appui de son bras valide le temps de porter le whiskyà ses lèvres. Les paroles d’Erienne attirèrent finalementson attention :— Tu es là à t’attendrir sur toi-même et tu es prêt àconsidérer ta vie comme achevée alors que tu n’as quedix-huit ans. Tu aurais mieux fait de laisser ce Yankeetranquille, au lieu de jouer les jeunes coqs outragés.— Cet homme a menti, et je lui en ai demandé raison,déclara Farrell qui venait de remarquer avec soulagement la présence proche d’un fauteuil. C’est l’honneurde notre père et de notre nom que j’ai voulu défendre.— Défendre, bah ! Te voilà invalide et Mr Seton n’apas retiré un seul mot de ses accusations.— Il le fera ! s’emporta Farrell. Il le fera, ou je je — Tu quoi ? Tu perdras l’usage de ton autre bras ?Tu te feras tuer en te croyant de taille à affronter unhomme possédant l’expérience de Christopher Seton ?demanda Erienne avec colère. Cet homme a presquedeux fois ton âge, et je suis parfois tentée de croire qu’ilest deux fois plus intelligent. Tu as été stupide de luichercher querelle, Farrell.— Que le diable t’emporte ! Tu sembles croire que lesoleil se lève et se couche pour les beaux yeux de toncher Mr Seton.20

— Que dis-tu ? s’exclama Erienne, horrifiée par cetteaccusation. Je n’ai jamais vu cet homme ! Tout ce que jesais sur son compte, c’est par les ragots qui sont venusjusqu’à moi. Et je ne peux me fier à eux pour me fairede cet homme une image exacte.— Oh, je les ai entendus, moi aussi ! Chaque fois quedes femmes se retrouvent, c’est pour parler du Yankee etde son argent. Et leurs yeux brillent ! Mais sans sa fortune cet homme ne serait rien de plus que les autres. Del’expérience ? Bah, j’en ai probablement autant que lui !— Tu ne vas pas te vanter des deux filles que tu as àton actif, rétorqua-t‑elle avec irritation. Il ne fait aucundoute qu’elles ont eu plus de peur que de mal et, enfin de compte, elles étaient sans doute aussi stupidesque toi.— Je serais donc stupide ? (Il tenta de se redresserafin de manifester son indignation, mais une éructationbruyante vint réduire ses efforts à néant et il se contentade marmonner :) Laisse-moi tranquille ! Tu profites dema faiblesse et de mon épuisement pour me harceler.— Tu devrais dire de ton ivresse !Farrell tituba jusqu’au fauteuil, où il se laissa choir.Il ferma les paupières et sa tête roula sur le dossiercapitonné.— Tu prends le parti de ce filou contre ton proprefrère, gémit-il. Si père pouvait t’entendre !Les yeux d’Erienne étincelèrent d’indignation. En deuxpas elle fut près de son frère et le saisit par les reversde la veste. Bravant le souffle fétide qui lui soulevaitle cœur, elle se pencha vers lui et le secoua sans pitié.— Tu oses m’accuser ? Je vais te faire un simpleexposé des faits, Farrell ! Un étranger a abordé nosrivages nordiques, et ceux qui ont vu la taille de sonnavire n’en ont pas cru leurs yeux. Le troisième jouraprès son arrivée, l’homme a accusé notre père de tricheraux cartes. Que cette accusation fût justifiée ou non,il n’avait nul besoin de la hurler aux oreilles de tous,provoquant une telle panique parmi les négociants deMawbry et de Wirkinton que père redoute encore qu’ils21

le fassent jeter en prison pour dettes à cause des facturesqu’il ne peut régler. Oui, c’est pour se tirer de ce mauvaispas qu’il cherche à me marier à tout prix. Peu importentau riche Mr Seton les bouleversements qu’il a provoquésdans cette famille. Oui, je le tiens effectivement pourresponsable de la situation. Mais cela ne change rienau fait que toi, mon cher frère, tu es stupide. Et tesdénégations véhémentes et ton cuisant échec n’ont faitqu’apporter de l’eau à son moulin. Avec de tels hommes,il est toujours préférable de régler les problèmes par lesang-froid, et non par des bravades de jeune écervelé.Farrell regarda sa sœur, sidéré par cette attaquecontre sa personne, et Erienne se rendit compte qu’iln’avait rien compris à ses paroles.« Oh ! à quoi bon ! »Elle le repoussa avec dégoût et se détourna. Rien sansdoute ne parviendrait à lui faire prendre conscience deses erreurs.Farrell regarda le verre et s’humecta les lèvres, sansdemander à sa sœur de lui apporter du whisky.— Tu as peut-être deux ans de plus que moi, Erienne,fit-il d’une voix si pâteuse que parler lui était un effort.Mais ce n’est pas une raison pour t’emporter contre moicomme si j’étais un enfant. (Il rentra le menton et marmonna :) C’est ainsi qu’il m’a appelé un enfant.Erienne vint se placer devant la cheminée. Elle cherchait quel argument serait susceptible de convaincre sonfrère, lorsqu’un léger bruit brisa le cours de ses pensées. Elle se retourna et vit la tête de Farrell retombermollement sur sa poitrine. Ses premiers ronflementss’amplifièrent rapidement, et Erienne comprit quelleerreur elle avait commise en ne le guidant pas immédiatement vers sa chambre. Silas Chambers allait arriverd’un instant à l’autre, et sa moue dédaigneuse mettraità rude épreuve l’amour-propre d’Erienne. Elle se prit àespérer un retour rapide de son père, mais cela aussipouvait être à double tranchant.Puis, pendant la seconde d’hésitation qui suivit, il luivint à l’esprit que le clip-clop paresseux des sabots, qui22

résonnait sur la route depuis quelques instants, venaitde s’éteindre devant la porte. Le corps tendu, Erienneattendit, se demandant quelles étaient les intentions ducavalier. Elle tressaillit en entendant le raclement d’untalon sur les marches puis un coup frappé à la porte.« Silas Chambers ! »Son esprit frémit en même temps que ses nerfs. Elleregarda autour d’elle et se tordit les doigts de détresse.Pourquoi arrivait-il à un si mauvais moment ?En proie à une hâte frénétique, elle essaya de réveillerFarrell. Mais, en dépit de tous ses efforts, elle ne parvintmême pas à interrompre ses ronflements sonores. Ellele prit sous les aisselles et essaya de le soulever. Hélas,autant s’efforcer de hisser un sac empli de pierres ! Ils’affaissa en avant et glissa sur le sol, où il s’étala de toutson long tandis que des coups insistants résonnaient denouveau dans la pièce.Erienne ne pouvait qu’accepter l’inévitable. SilasChambers ne méritait pas qu’elle se fît tant de soucis,et elle aurait peut-être à se féliciter de la présence de sonfrère. Elle éprouvait cependant une certaine répugnanceà exposer au ridicule sa famille ainsi qu’elle-même. Dansl’espoir de dissimuler tant soit peu son frère, elle tiradevant lui un fauteuil et jeta un châle sur son visage,afin d’étouffer quelque peu ses ronflements. Puis, aveccalme et décision, elle lissa sa chevelure et sa robe, ettenta de faire taire son angoisse. D’une manière ou d’uneautre, elle s’en sortirait. Il le fallait !Elle atteignit la porte d’entrée et l’appel insistant luiparvint de nouveau. Elle posa sa main sur le loquetet s’efforça d’afficher le plus grand calme. Elle ouvritla porte et, pendant un moment, le seuil fut empli parune immense silhouette enveloppée de tissu humide etsombre. Erienne releva lentement les yeux et découvritdes bottes de cuir, noires et coûteuses, puis une redingote. Son regard rencontra ensuite un visage surmontépar le bord ruisselant d’un chapeau de castor et elleretint son souffle. Cet homme était de loin le plus séduisant qu’elle eût jamais vu. Lorsqu’un léger mouvement23

de sourcils plissa le front de l’inconnu, son expressionse durcit. La ligne vigoureuse de sa mâchoire, ses jouesà méplats, son profil aquilin accentuaient cette impression. Cependant, sa bonne humeur revint rapidement etde petites rides d’amusement apparurent aux coins deses yeux. Des yeux gris-vert et pétillants, qui semblaientcurieux et avides de tous les plaisirs de la vie. Le regardqu’il avait posé sur elle exprimait ouvertement et sans lamoindre gêne son admiration. S’y ajouta bientôt un sourire charmeur qui mit un comble à l’émotion d’Erienne.Elle prenait conscience qu’il ne s’agissait ni d’unvieillard ni d’un bellâtre prétentieux, mais d’un hommedébordant de vie et de vigueur. Qu’il dépassât toutesses espérances était très au-dessous de la vérité. Elle sedemanda un instant pourquoi un tel homme en étaitréduit à chercher une femme par de tels moyens.L’étranger ôta galamment son chapeau, découvrantdes cheveux châtain-roux épais et coupés court. Sa voixprofonde se révéla aussi agréable que son apparence.— Miss Fleming, je suppose ?— Heu, oui. Erienne, Erienne Fleming.Elle avait peine à parler et craignait de trahir sontrouble. Son esprit était en proie aux pensées les pluscontradictoires. Cet homme était d’une séduction ! Ellene lui découvrait aucun défaut ! Malgré tout, une question se posait. S’il souhaitait se marier, comment avait-ilpu atteindre la maturité sans tomber dans les rets d’unedouzaine de femmes ?Il doit avoir quelque tare cachée ! lui soufflait son bonsens. Connaissant son père comme elle le connaissait,il ne pouvait en être autrement.Malgré le tourbillon de ses pensées, elle réussit à direcalmement :— Entrez, sir. Mon père m’a avertie de votre venue.Il parut accueillir ces mots avec une certaine surpriseet ses lèvres esquissèrent un sourire amusé.— Vraiment ? Sauriez-vous donc qui je suis ?— Naturellement, rit-elle. Nous vous attendions.Entrez, je vous en prie.24

Il franchit le seuil et fronça légèrement les sourcils.Après une brève hésitation, il lui tendit son chapeau, sacravache et ses gants, qu’elle déposa sur un guéridon.— Vous me surprenez, miss Fleming, déclara-t‑il. Jem’attendais à un accueil moins amical, voire hostile.Erienne fut effrayée par ce qu’impliquaient ces mots.Elle n’avait pas envisagé que son père pourrait manquer de tact au point de révéler son peu d’empressement à choisir un époux. Comment avait-il pu supposerqu’elle accueillerait mal un prétendant aussi séduisant,et auquel aucun des hommes qui avaient demandé samain n’aurait pu être comparé ?Elle eut un petit rire et décida de dissiper le malentendu.— Mon père a dû vous parler de mon manque d’enthousiasme à faire votre connaissance.L’homme lui adressa un sourire ambigu.— Vous devriez voir en moi un monstre horrible !— J’avou

Kathleen E. Woodiwiss Née en Louisiane, le 3 juin 1939, elle a grandi à Alexandria dans une famille de huit enfants. Son père meurt subitement alors qu'elle n'a que douze ans. Elle épouse un officier de l'armée de l'air et, après la naissance de leur premier fils, tous trois partent