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Edgar Allan PoeHistoires extraordinairesBeQ

Edgar Allan Poe1809-1849Histoires extraordinairestraduit de l’anglais parCharles BaudelaireLa Bibliothèque électronique du QuébecCollection À tous les ventsVolume 54 : version 1.22

Du même auteur, à la Bibliothèque :Nouvelles histoires extraordinairesHistoires grotesques et sérieusesLes aventures d’Arthur Gordon Pym deNantucket3

IntroductionVers 1840, Edgar Allan Poe, poète etromancier américain, commençait à devenircélèbre dans son pays.Peu de temps après, sa renommée parvint dansle nôtre et voici selon Barbey d’Aurevilly etRemy de Gourmont les circonstances quirévélèrent le nom de Poe en France.« En 1846, une adaptation du conte d’EdgarPoe, The Murders of the Rue Morgue, donnéecomme une production originale, quoique nonsignée, parut dans la Quotidienne, sous le titre del’Orang-Outang. Peu de temps après, leCommerce publiait, en lui rendant son vrai titre,une traduction intégrale du même conte : cetraducteur, qui avait signé Old-Nick, était E.-D.Forgues, qui devait, le 15 octobre suivant, faireconnaître Edgar Poe par une étude donnée à laRevue des Deux Mondes. Il y eut procès, ou du4

moins querelle, entre les deux journaux et le nomde Poe fut écrit pour la première fois en France.Ce fut le commencement de sa gloireeuropéenne : il y a presque toujours, au début desgrandes renommées littéraires, même les mieuxjustifiées, un scandale, un procès, un bruitextérieur à l’œuvre. C’est pourquoi on peutretenir avec indulgence et même avecreconnaissance le nom du premier traducteur ouarrangeur d’Edgar Poe. C’était une dame IsabelleMeunier, femme d’un publiciste scientifique, néen 1817. Madame Meunier devait donc être toutejeune lorsqu’elle eut l’heureuse idée de traduirele Double assassinat. Elle continua à faireconnaître à un public d’ailleurs peu enthousiaste,les plus curieux contes de Poe jusqu’au momentoù Baudelaire s’empara du grand écrivain dont ildevait être le collaborateur autant que letraducteur.« Baudelaire qui n’avait pu lire l’OrangOutang sans ressentir une commotion singulière(lettre à Armand Fraine) suivit la querelle et dèsqu’il connut le nom de Poe s’enquit de sesœuvres. C’est en juillet 1848, un an avant la5

mort de Poe, qu’il donna, dans la Liberté depenser, sa première traduction, Révélationmagnétique. » (Remy de Gourmont, Promenadeslittéraires.)« Les Histoires extraordinaires, publiées pourla première fois dans le Pays, en feuilletonséparpillés, produisirent un effet de surprise quel’audace imprudente de leur titre ne put diminuer.Présenté au public français par un traducteur depremière force, Charles Baudelaire, Edgar Poecessa tout à coup d’être, en France, le grandinconnu dont quelques personnes parlaientcomme d’un génie mystérieux et inaccessible àforce d’originalité. Grâce à cette traductionsupérieure qui a pénétré également la pensée del’auteur et sa langue, nous avons pu aisémentjuger de l’effet produit par l’excentriqueAméricain. L’étonnement fut universel. »(Barbey d’Aurevilly, Les Oeuvres et lesHommes.)Il nous paraît impossible en parlant de l’œuvrede Poe d’en séparer Baudelaire.« La biographie de Poe n’est plus à faire,6

déclare Stéphane Mallarmé. Qui avec luin’admire le suprême tableau à la Delacroix,moitié réel moitié moral, dont Baudelaire aillustré la traduction des contes, ce chef-d’œuvred’intuition française ? »Nous avons donc cru ne pas pouvoir mieuxfaire pour présenter l’œuvre de Poe que de lalaisser précéder de la préface de Baudelaire, dontnous donnons la plus grande partie. Nous y avonsajouté quelques renvois, notes provenant derecherches plus actuelles, prises sur desdocuments plus sûrs que ceux où puisaBaudelaire. À cette époque, en effet, la presqueunique source d’informations était le Mémoire deGriswold. Exécuteur testamentaire de Poe, iltrahit ignominieusement son ami en se faisantl’affirmateur des accusations d’intempérance etd’indélicatesse morale dont la rumeur publiqueavait chargé le malheureux Poe. « Il n’y a jamaiseu dans la liste des hommes de lettres unbiographe aussi méprisable que Rufus Griswold ;il n’y a jamais eu une aussi grande victimeposthume que le pauvre Edgar Poe ! » Ainsis’exclame le capitaine Mayne Reyd, dont le nom7

est populaire parmi les lecteurs français, et quifréquentait chez Poe à Philadelphie. Baudelaire,qui avait senti tout ce qu’il y avait de mensongerdans la biographie de Griswold sans que toutefoislui fût révélée toute l’infamie du biographe,s’efforça courageusement de défendre lamémoire de Poe. Après lui, beaucoup de ceux quiconnurent Poe apportèrent leur témoignage àl’œuvre de réhabilitation morale que Baudelaireavait entreprise, et aujourd’hui il est avéré que lesaccès d’intempérance dont Poe se rendit coupablefurent rares et causés par les souffrances d’unemisère profonde et de tragiques préoccupations.Edgar Poe, Les plus beaux contes, traduction de Ch.Baudelaire, Paris, les Éditions G. Crès, et Cie.8

Edgar Poe, sa vie et ses œuvrespar Charles Baudelaire. Quelque maître malheureux à quil’inexorable Fatalité a donné une chasseacharnée, toujours plus acharnée, jusqu’à ce queses chants n’aient plus qu’un unique refrain,jusqu’à ce que les chants funèbres de sonEspérance aient adopté ce mélancolique refrain :« Jamais ! Jamais plus ! »Edgar Poe. – Le Corbeau.Sur son trône d’airain le Destin, qui s’en raille,Imbibe leur éponge avec du fiel amer,Et la nécessité les tord dans sa tenaille.Théophile Gautier. – Ténèbres.9

IDans ces derniers temps, un malheureux futamené devant nos tribunaux, dont le front étaitillustré d’un rare et singulier tatouage : Pas dechance ! Il portait ainsi au-dessus de ses yeuxl’étiquette de sa vie, comme un livre son titre, etl’interrogatoire prouve que ce bizarre écriteauétait cruellement véridique. Il y a, dans l’histoirelittéraire, des destinées analogues, de vraiesdamnations, – des hommes qui portent le motguignon écrit en caractères mystérieux dans lesplis sinueux de leur front. L’Ange aveugle del’expiation s’est emparé d’eux et les fouette àtour de bras pour l’édification des autres. En vainleur vie montre-t-elle des talents, des vertus, de lagrâce ; la société a pour eux un anathème spécial,et accuse en eux les infirmités que sa persécutionleur a données. – Que ne fit pas Hoffmann pourdésarmer la destinée, et que n’entreprit pasBalzac pour conjurer la fortune ? – Existe-t-il10

donc une Providence diabolique qui prépare lemalheur dès le berceau, – qui jette avecpréméditation des natures spirituelles etangéliques dans des milieux hostiles, comme desmartyrs dans les cirques ? Y a-t-il donc des âmessacrées, vouées à l’autel, condamnées à marcherà la mort et à la gloire à travers leurs propresruines ? Le cauchemar des Ténèbres assiégera-t-iléternellement ces âmes de choix ? Vainementelles se débattent, vainement elles se forment aumonde, à ses prévoyances, à ses ruses ; ellesperfectionneront la prudence, boucheront toutesles issues, matelasseront les fenêtres contre lesprojectiles du hasard ; mais le Diable entrera parune serrure ; une perfection sera le défaut de leurcuirasse, et une qualité superlative le germe deleur damnation.L’aigle, pour le briser, du haut du firmament,Sur leur front découvert, lâchera la tortue,Car ils doivent périr inévitablement.11

Leur destinée est décrite dans toute leurconstitution, elle brille d’un éclat sinistre dansleurs regards et dans leurs gestes, elle circuledans leurs artères avec chacun de leurs globulessanguins.Un écrivain célèbre de notre temps a écrit unlivre pour démontrer que le poète ne pouvaittrouver une bonne place ni dans une sociétédémocratique ni dans une aristocratique, pas plusque dans une république que dans une monarchieabsolue ou tempérée. Qui donc a su lui répondrepéremptoirement ? J’apporte aujourd’hui unenouvelle légende à l’appui de sa thèse, j’ajoute unsaint nouveau au martyrologue : j’ai à écrirel’histoire d’un de ces illustres malheureux, tropriche de poésie et de passion, qui est venu, aprèstant d’autres, faire en ce bas monde le rudeapprentissage du génie chez les âmes inférieurs.Lamentable tragédie que la vie d’EdgarPoe ! Sa mort, dénoûment horrible dont l’horreurest accrue par la trivialité ! – De tous lesdocuments que j’ai lus est résultée pour moi laconviction que les États-Unis ne furent pour Poe12

qu’une vaste prison qu’il parcourait avecl’agitation fiévreuse d’un être fait pour respirerdans un monde plus normal – qu’une grandebarbarie éclairée au gaz –, et que sa vieintérieure, spirituelle de poète ou mêmed’ivrogne n’était qu’un effort perpétuel pouréchapper à l’influence de cette atmosphèreantipathique. Impitoyable dictature que celle del’opinion dans les sociétés démocratiques ;n’implorez d’elle ni charité, ni indulgence, niélasticité quelconque dans l’application de seslois aux cas multiples et complexes de la viemorale. On dirait que de l’amour impie de laliberté est née une tyrannie nouvelle, la tyranniedes bêtes, ou zoocratie, qui par son insensibilitéféroce ressemble à l’idole de Jaggernaut. – Unbiographe nous dira gravement – il est bienintentionné, le brave homme – que Poe, s’il avaitvoulu régulariser son génie et appliquer sesfacultés créatrices d’une manière plus appropriéeau sol américain, aurait pu devenir un auteurd’argent, a money making author ; un autre – unnaïf cynique, celui-là –, que, quelque beau quesoit le génie de Poe, il eût mieux valu pour lui13

n’avoir que du talent, le talent s’escomptanttoujours plus facilement que le génie. Un autre,qui a dirigé des journaux et des revues, un ami dupoète, avoue qu’il était difficile de l’employer etqu’on était obligé de le payer moins que d’autres,parce qu’il écrivait dans un style trop au-dessusdu vulgaire. Quelle odeur de magasin ! commedisait Joseph de Maistre.Quelques-uns ont osé davantage, et, unissantl’inintelligence la plus lourde de son génie à laférocité de l’hypocrisie bourgeoise, l’ont insulté àl’envi ; et, après sa soudaine disparition, ils t M. Rufus Griswold, qui, pourrappeler ici l’expression vengeresse de M.George Graham, a commis alors une immortelleinfamie. Poe, éprouvant peut-être le sinistrepressentiment d’une fin subite, avait désignéMM. Griswold et Willis pour mettre ses œuvresen ordre, écrire sa vie et restaurer sa mémoire. Cepédagogue-vampire a diffamé longuement sonami dans un énorme article, plat et haineux, justeen tête de l’édition posthume de ses œuvres. – Iln’existe pas en Amérique d’ordonnance qui14

interdise aux chiens l’entrée des cimetières ? –Quant à M. Willis, il a prouvé, au contraire, quela bienveillance et la décence marchaient toujoursavec le véritable esprit, et que la charité enversnos confrères, qui est un devoir moral, était aussiun des commandements du goût.Causez de Poe avec un Américain, ilavouera peut-être son génie, peut-être même s’enmontrera-t-il fier ; mais, avec un ton sardoniquesupérieur qui sent son homme positif, il vousparlera de la vie débraillée du poète, de sonhaleine alcoolisée qui aurait pris feu à la flammed’une chandelle, de ses habitudes vagabondes ; ilvous dira que c’était un être erratique ethétéroclite, une planète désorbitée, qu’il roulaitsans cesse de Baltimore à New York, de NewYork à Philadelphie, de Philadelphie à Boston, deBoston à Baltimore, de Baltimore à Richmond. Etsi, le cœur ému par ces préludes d’une histoirenavrante, vous donnez à entendre que l’individun’est peut-être pas seul coupable et qu’il doit êtredifficile de penser et d’écrire commodément dansun pays où il y a des millions de souverains, unpays sans capitale à proprement parler et sans15

aristocratie, – alors vous verrez ses yeuxs’agrandir et jeter des éclairs, la bave dupatriotisme souffrant lui monter aux lèvres, etl’Amérique, par sa bouche, lancer des injures àl’Europe, sa vieille mère, et à la philosophie desanciens jours.Je répète que pour moi la persuasion s’estfaite qu’Edgar Poe et sa patrie n’étaient pas deniveau. Les États-Unis sont un pays gigantesqueet enfant, naturellement jaloux du vieuxcontinent. Fier de son développement matériel,anormal et presque monstrueux, ce nouveau venudans l’histoire a une foi naïve dans la toutepuissance de l’industrie ; il est convaincu, commequelques malheureux parmi nous, qu’elle finirapar manger le Diable. Le temps et l’argent ont làbas une valeur si grande ! L’activité matérielle,exagérée jusqu’aux proportions d’une manienationale, laisse dans les esprits bien peu de placepour les choses qui ne sont pas de la terre. Poe,qui était de bonne souche, et qui d’ailleursprofessait que le grand malheur de son pays étaitde n’avoir pas d’aristocratie de race, attendu,disait-il, que chez un peuple sans aristocratie le16

culte du Beau ne peut se corrompre, s’amoindriret disparaître – qui accusait chez ces concitoyens,jusque dans leur luxe emphatique et coûteux, tousles symptômes du mauvais goût caractéristiquedes parvenus –, qui considérait le Progrès, lagrande idée moderne, comme une extase de gobemouches, et qui appelait les perfectionnements del’habitacle humain des cicatrices et desabominations rectangulaires, – Poe était là-bas uncerveau singulièrement solitaire. Il ne croyaitqu’à l’immuable, à l’éternel, au selfsame, et iljouissait – cruel privilège dans un sociétéamoureuse d’elle-même ! – de ce grand bon sensà la Machiavel qui marche devant le sage, commeune colonne lumineuse, à travers le désert del’histoire. – Qu’eût-il pensée, qu’eût-il écrit,l’infortuné, s’il avait entendu la théologienne dusentiment supprimer l’Enfer par amitié pour legenre humain, le philosophe du chiffre proposerun système d’assurances, une souscription à unsou par tête pour la suppression de la guerre, – etl’abolition de la peine de mort et del’orthographe, ces deux folies corrélatives ! – ettant d’autres malades qui écrivent, l’oreille17

inclinée au vent, des fantaisies giratoires aussiflatueuses que l’élément qui les leur dicte ? – Sivous ajoutez à cette vision impeccable du ces, une délicatesse exquise de sensqu’une note fausse torturait, une finesse de goûtque tout, excepté l’exacte proportion, révoltait,un amour insatiable du Beau, qui avait pris lapuissance d’une passion morbide, vous ne vousétonnerez pas que pour un pareil homme la viesoit devenue un enfer, et qu’il ait mal fini ; vousadmirerez qu’il ait pu durer aussi longtemps.IILa famille de Poe était une des plusrespectables de Baltimore. Son grand-pèrematernel avait servi comme quarter-mastergeneral dans la guerre de l’Indépendance, et LaFayette l’avait en haute estime et amitié. Celui-ci,lors de son dernier voyage aux États-Unis, voulut18

voir la veuve du général et lui témoigner sagratitude pour les services que lui avait rendusson mari. Le bisaïeul avait épousé une fille del’amiral anglais Mac Bride, qui était allié avec lesplus nobles maisons d’Angleterre. David Poe,père d’Edgar et fils du général, s’épritviolemment d’une actrice anglaise, ElisabethArnold, célèbre par sa beauté ; il s’enfuit avecelle et l’épousa. Pour mêler plus intimement sadestinée à la sienne, il se fit comédien et parutavec sa femme sur différents théâtres, dans lesprincipales villes de l’Union. Les deux épouxmoururent à Richmond, presque en même temps,laissant dans l’abandon et le dénuement le pluscomplet trois enfants en bas âge, dont Edgar.Edgar Poe était né à Baltimore, en 1813. –C’est d’après son propre dire que je donne cettedate, car il a réclamé contre l’affirmation deGriswold, qui place sa naissance en 1811. – Sijamais l’esprit de roman, pour me servir d’uneexpression de notre poète, a présidé à unenaissance, – esprit sinistre et orageux ! – certes, ilprésida à la sienne. Poe fut véritablement l’enfantde la passion et de l’aventure. Un riche négociant19

de la ville, M. Allan, s’éprit de ce joli malheureuxque la nature avait doté d’une manière charmante,et, comme il n’avait pas d’enfants, il l’adopta.Celui-ci s’appela donc désormais Edgar AllanPoe. Il fut ainsi élevé dans une belle aisance etdans l’espérance légitime d’une de ces fortunesqui donnent au caractère une superbe certitude.Ses parents adoptifs l’emmenèrent dans unvoyage qu’ils firent en Angleterre, en Écosse eten Irlande, et, avant de retourner dans leur pays,ils le laissèrent chez le docteur Bransby, quitenait une importante maison d’éducation àStoke-Newington, près de Londres. – Poe a luimême, dans William Wilson, décrit cette étrangemaison bâtie dans le vieux style d’Elisabeth, etles impressions de sa vie d’écolier.Il revint à Richmond en 1822, et continua sesétudes en Amérique, sous la direction desmeilleurs maîtres de l’endroit. À l’université deCharlottesville, où il entra en 1825, il sedistingua, non seulement par une intelligencequasi miraculeuse, mais aussi par une abondancepresque sinistre de passions, – une précocitévraiment américaine, – qui, finalement, fut la20

cause de son expulsion. Il est bon de noter enpassant que Poe avait déjà, à Charlottesville,manifesté une aptitude des plus remarquablespour les sciences physiques et mathématiques.Plus tard il en fera un usage fréquent dans sesétranges contes, et en tirera des moyens trèsinattendus. Quelques malheureuses dettes de jeuamenèrent une brouille momentanée entre lui etson père adoptif, et Edgar – fait des plus curieuxet qui prouve, quoi qu’on ait dit, une dose dechevalerie assez forte dans son impressionnablecerveau, – conçut le projet de se mêler à la guerredes Hellènes et d’aller combattre les Turcs. Ilpartit donc pour la Grèce. – Que devint-il enOrient ? qu’y fit-il ? étudia-t-il les rivagesclassiques de la Méditerranée ? – pourquoi letrouvons-nousàSaint-Pétersbourg,sanspasseport, compromis, et dans quelle sorted’affaire, obligé d’en appeler au ministreaméricain, Henry Middleton, pour échapper à lapénalité russe et retourner chez lui ? – onl’ignore ; il y a là une lacune que lui seul auraitpu combler. La vie d’Edgar Poe, sa jeunesse, sesaventures en Russie et sa correspondance ont été21

longtemps annoncées par les journaux américainset n’ont jamais paru.Revenu en Amérique en 1829, il manifesta ledésir d’entrer à l’école militaire de West-Point ; ily fut admis en effet, et, là comme ailleurs, ildonnalessignesd’uneintelligenceadmirablement douée, mais indisciplinable, et, aubout de quelques mois, il fut rayé. – En mêmetemps se passait dans sa famille adoptive unévénement qui devait avoir les conséquences lesplus graves sur toute sa vie. Madame Allan, pourlaquelle il semble avoir éprouvé une affectionréellement filiale, mourait, et M. Allan épousaitune femme toute jeune. Une querelle domestiqueprend ici place, – une histoire bizarre etténébreuse que je ne peux pas raconter, parcequ’elle n’est clairement expliquée par aucunbiographe. Il n’y a donc pas lieu de s’étonnerqu’il se soit définitivement séparé de M. Allan, etque celui-ci, qui eut des enfants de son secondmariage, l’ait complètement frustré de sasuccession.Peu de temps après avoir quitté Richmond,22

Poe publia un petit volume de poésies ; c’était envérité une aurore éclatante. Pour qui sait sentir lapoésie anglaise, il y a là déjà l’accent extraterrestre, le calme dans la mélancolie, la solennitédélicieuse, l’expérience précoce, – j’allais, jecrois, dire expérience innée, – qui caractérisentles grands poètes1.La misère le fit quelque temps soldat, et il estprésumable qu’il se servit des lourds loisirs de lavie de garnison pour préparer les matériaux deses futures compositions, – compositionsétranges, qui semblent avoir été créées pour nousdémontrer que l’étrangeté est une des partiesintégrantes du beau. Rentré dans la vie littéraire,le seul élément où puissent respirer certains êtresdéclassés, Poe se mourait dans une misèreextrême, quand un hasard heureux le releva. Lepropriétaire d’une revue venait de fonder deuxprix, l’un pour le meilleur conte, l’autre pour lemeilleur poème. Une écriture singulièrementbelle attira les yeux de M. Kennedy, qui présidait1Les poèmes d’Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé,parurent vers 1888.23

le comité, et lui donna l’envie d’examiner luimême les manuscrits. Il se trouva que Poe avaitgagné les deux prix ; mais un seul lui fut donné.Le président de la commission fut curieux de voirl’inconnu. L’éditeur du journal lui amena unjeune homme d’une beauté frappante, enguenilles, boutonné jusqu’au menton, et qui avaitl’air d’un gentilhomme aussi fier qu’affamé.1Kennedy se conduisit bien. Il fit faire à Poe laconnaissance d’un M. Thomas White, qui fondaità Richmond le Southern Literary Messenger. M.1Aucun des membres du jury ne connaissait Poe, fût-ce denom. Un d’eux, John Pendleton Kennedy, auteur de nombreuxromans populaires, désireux de savoir un peu plus sur ceremarquable inconnu, lui adressa une invitation à dîner.S’imagine-t-on quel tourment douloureux ce fut pour un poètetoujours fier et discret d’avoir à une si bienveillante prévenanceà répondre en ces termes : « Votre aimable invitation à dîneraujourd’hui m’a causé la plus vive blessure. – Je ne puis pasvenir – et pour des raisons de la nature la plus humiliante :l’aspect de ma personne. Vous pouvez imaginer mamortification à vous devoir faire cet aveu, mais il étaitindispensable. » – Alors Kennedy se mit à sa recherche, ledécouvrit comme il l’a consigné, dans son journal, sans aucunami et réellement mourant de faim. (La vie d’Edgar A. Poe,d’André Fontainas.)24

White était un homme d’audace, mais sans aucuntalent littéraire ; il lui fallait un aide. Poe setrouva donc tout jeune, – à vingt-deux ans, –directeur d’une revue dont la destinée reposaittout entière sur lui. Cette prospérité, il la créa. LeSouthern Literary Messenger a reconnu depuislors que c’était à cet excentrique maudit, à cetivrogne incorrigible qu’il devait sa clientèle et safructueuse notoriété. C’est dans ce magazine queparut pour la première fois l’Aventure sanspareille d’un certain Hans Pfaall, et plusieursautres contes que nos lecteurs verront défiler sousleurs yeux. Pendant près de deux ans, Edgar Poe,avec une ardeur merveilleuse, étonna son publicpar une série de compositions d’un genrenouveau et par des articles critiques dont lavivacité, la netteté, la sévérité raisonnées étaientbien faites pour attirer les yeux. Ces articlesportaient sur des livres de tout genre, et la forteéducation que le jeune homme s’était faite ne leservit pas médiocrement. Il est bon qu’on sacheque cette besogne considérable se faisait pourcinq cents dollars, c’est-à-dire deux mille septcents francs par an. – Immédiatement, – dit25

Griswold, ce qui veut dire : « Il se croyait assezriche, l’imbécile ! » – il épousa une jeune fille,belle, charmante, d’une nature aimable ethéroïque ; mais ne possédant pas un sou, – ajoutele même Griswold avec une nuance de dédain.C’était une demoiselle Virginia Clemm, sacousine.Malgré les services rendus à son journal, M.White se brouilla avec Poe au bout de deux ans, àpeu près. La raison de cette séparation se trouveévidemment dans les accès d’hypocondrie et lescrises d’ivrognerie du poète, – accidentscaractéristiques qui assombrissaient son cielspirituel, comme ces nuages lugubres qui donnentsoudainement au plus romantique paysage un airde mélancolie en apparence irréparable. – Dèslors, nous verrons l’infortuné déplacer sa tente,comme un homme du désert, et transporter seslégers pénates dans les principales villes del’Union. Partout, il dirigera des revues ou ycollaborera d’une manière éclatante. Il répandraavec une éblouissante rapidité des articlescritiques, philosophiques, et des contes pleins demagie qui paraissent réunis sous le titre de Tales26

of the Grotesque and the Arabesque, – titreremarquable et intentionnel, car les ornementsgrotesques et arabesques repoussent la figurehumaine, et l’on verra qu’à beaucoup d’égards lalittérature de Poe est extra ou supra-humaine.Nous apprendrons par des notes blessantes etscandaleuses insérées dans les journaux, que M.Poe et sa femme se trouvent dangereusementmalades à Fordham et dans une absolue misère.Peu de temps après la mort de Madame Poe, lepoète subit les premières attaques du deliriumtremens. Une note nouvelle paraît soudainementdans un journal, – celle-là plus que cruelle, – quiaccuse son mépris et son dégoût du monde, et luifait un de ces procès de tendance, véritablesréquisitoires de l’opinion, contre lesquels il euttoujours à se défendre, – une des luttes les plusstérilement fatigantes que je connaisse.Sans doute, il gagnait de l’argent, et sestravaux littéraires pouvaient à peu près le fairevivre. Mais j’ai les preuves qu’il avait sans cessede dégoûtantes difficultés à surmonter. Il rêva,comme tant d’autres écrivains, une Revue à lui, ilvoulut être chez lui, et le fait est qu’il avait27

suffisamment souffert pour désirer ardemmentcet abri définitif pour sa pensée. Pour arriver à cerésultat, pour se procurer une somme d’argentsuffisante, il eut recours aux lectures. On sait ceque sont ces lectures, – une espèce despéculation, le Collège de France mis à ladisposition de tous les littérateurs, l’auteur nepubliant sa lecture qu’après qu’il en a tiré toutesles recettes qu’elle peut rendre. Poe avait déjàdonné à New-York une lecture d’Eureka, sonpoème cosmogonique, qui avait même soulevé degrosses discussions. Il imagina cette fois dedonner des lectures dans son pays, dans laVirginie. Il comptait, comme il l’écrivait à Willis,faire une tournée dans l’Ouest et le Sud, et ilespérait le concours de ses amis littéraires et deses anciennes connaissances de collège et deWest-Point. Il visita donc les principales villes dela Virginie, et Richmond revit celui qu’on y avaitconnu si jeune, si pauvre, si délabré. Tous ceuxqui n’avaient pas vu Poe depuis les jours de sonobscurité accoururent en foule pour contemplerleur illustre compatriote. Il apparut, beau, élégant,correct comme le génie. Je crois même que,28

depuis quelque temps, il avait poussé lacondescendance jusqu’à se faire admettre dansune société de tempérance. Il choisit un thèmeaussi large qu’élevé : le Principe de la Poésie, etil le développa avec cette lucidité qui est un deses privilèges. Il croyait, en vrai poète qu’il était,que le but de la poésie est de même nature queson principe, et qu’elle ne doit pas avoir en vueautre chose qu’elle-même.Le bel accueil qu’on lui fit inonda son pauvrecœur d’orgueil et de joie ; il se montrait tellementenchanté, qu’il parlait de s’établir définitivementà Richmond et de finir sa vie dans les lieux queson enfance lui avait rendus chers. Cependant, ilavait affaire à New-York, et il partit le 4 octobre,se plaignant de frissons et de faiblesses. Sesentant toujours assez mal en arrivant àBaltimore, le 6, au soir, il fit porter ses bagages àl’embarcadère d’où il devait se diriger surPhiladelphie, et entra dans une taverne pour yprendreunexcitantquelconque.Là,malheureusement, il rencontra de vieillesconnaissances et s’attarda. Le lendemain matin,dans les pâles ténèbres du petit jour, un cadavre29

fut trouvé sur la voie, – est-ce ainsi qu’il fautdire ? – non, un corps vivant encore, mais que laMort avait déjà marqué de sa royale estampille.Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on netrouva ni papiers ni argent, et on le porta dans unhôpital. C’est là que Poe mourut, le soir même dudimanche, 7 octobre 1849, à l’âge de trente-septans, vaincu par le delirium tremens, ce terriblevisiteur qui avait déjà hanté son cerveau une oudeux fois. Ainsi disparut de ce monde un des plusgrands héros littéraires, l’homme de génie quiavait écrit dans le Chat noir ces mots fatidiques :Quelle maladie est comparable à l’alcool ! ?11Le Dr Moran qui lui prodigua ses soins à l’hôpital deBaltimore (on l’y soigna pour un transport au cerveau) a dansune lettre adressée à Mrs Clemm, belle-mère de Poe, décrit lesderniers moments de sa maladie; plus tard, à plusieurs reprises,il a protesté dans les journaux contre les mensonges et lesinfamies dont on prétendait salir son grand souvenir et, en1885, il fit paraître, à Washington, un exposé complet :« Défense d’Edgar-Allan Poe : Vie, caractère du poète; sesdéclarations des dernières heures. Relation officielle de sa mortpar le médecin qui l’a soigné. » – Le docteur Moran nementionne pas, comme cause de sa fièvre cérébrale,l’alcoolisme. (La vie d’Edgar-A. Poe, par André Fontainas.)30

Cette mort est presque un suicide, – un suicidepréparé depuis longtemps. Du moins, elle encausa le scandale. La clameur fut grande, et lavertu donna carrière à son cant emphatique,librement et voluptueusement. Les oraisonsfunèbres les plus indulgentes ne purent pas ne pasdonner place à l’inévitable morale bourgeoise,qui n’eut garde de manquer une si admirableoccasion. M. Griswold diffama ; M. Willis,sincèrement affligé, fut mieux que convenable. –Hélas, celui qui avait franchi les hauteurs les plusardues de l’esthétique et plongé dans les abîmesles moins explorés de l’intellect humain, celuiqui, à travers une vie qui ressemble à une tempêtesans accalmie, avait trouvé des moyensnouveaux, des procédés inconnus pour étonnerl’imagination, pour séduire les esprits assoiffésde Beau, venait de mourir en quelques heuresdans un lit d’hôpital, – quelle destinée ! Et tant degrandeur et tant de malheur, pour soulever untourbillon de phraséologie bourgeoise, pourdevenir la pâture et le thème des journalistesvertueux !Ut declamatio fias !31

.Avouons toutefois que la lugubre fin del’auteur d’Eureka suscita quelques consolantesexceptions, sans quoi il faudrait désespérer, et laplace ne serait plus tenable. M. Willis, comme jel’ai dit, parla honnêtement, et même avecémotion, des bons rapports qu’il avait toujourseus avec Poe. MM. John Neal et George Grahamrappelèrent M. Griswold à la pudeur. M.Longfellow – et celui-ci est d’autant plusméritant que Poe l’avait cruellement maltraité –sut louer d’une manière digne d’un poète sa hautepuissance comme poète et comme prosateur. Uninconnu écrivit que l’Amé

Vers 1840, Edgar Allan Poe, poète et romancier américain, commençait à devenir célèbre dans son pays. Peu de temps après, sa renommée parvint dans le nôtre et voici selon Barbey d’Aurevilly et Remy de Gourmont les circonstances qui révélèrent le nom de Poe en France. «