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Arthur Conan DoyleLes aventures deSherlock HolmesBeQ

Arthur Conan DoyleLes aventures de Sherlock HolmesTraduit de l’anglais parP. O.La Bibliothèque électronique du QuébecCollection À tous les ventsVolume 1132 : version 1.02

Du même auteur, à la Bibliothèque :Nouveaux mystères et aventuresLe chien des BaskervilleLa grande OmbreLa ceinture empoisonnée3

Les aventures de Sherlock HolmesÉdition de référence :La Renaissance du Livre, Paris, 1934.4

PréfaceÀ tous ceux qui s’intéressent aux choseslittéraires l’époque actuelle offre un vaste champd’observations, aussi bien à l’étranger qu’enFrance. Notre siècle a vécu trop vite ; lesinventions de la science, les modificationsapportées à la vie journalière se sont succédéestrop rapidement pour que nos contemporainsaient pu digérer suffisamment ces nouveautés,sans cesse renouvelées ; et bien des cerveauxinquiets ont rêvé de bouleverser le domaine del’intelligence comme on bouleversait sous leursyeux le domaine de la science. C’est ainsi qu’enFrance on est arrivé du premier coup à uneexagération ridicule. Pressés d’abandonner cettebelle langue simple et claire qui faisait une desbeautés de notre littérature nationale en sachantprêter aux idées la forme que chacune d’ellesréclamait, les jeunes ont voulu innover ; et avecl’étiquette de symbolistes, de décadents,5

d’égotistes, etc., ils se sont rangés sous desbannières différentes qui toutes ne devraientporter en exergue que ce mot inscrit en lettresmajuscules : mystificateurs.En Angleterre, ce mouvement intellectuel,pour avoir été plus lent et plus sensible, n’enexiste pas moins. La littérature anglaise se traînaitdepuis bien longtemps dans une routineinquiétante, lorsque quelques écrivains se sontmis en passe de reconquérir leur indépendance.En dehors du souffle qui passait sur toutes lesnations civilisées, les Anglais avaient d’autresraisons de voir leur littérature se transformer.Sans parler de l’Amérique, les colonies des Indes,du Cap, de l’Australie ont pris une autonomieassez grande pour savoir tenir leur place au pointde vue intellectuel aussi bien qu’au point de vuefinancier ; et les fils de la brumeuse Albion,transportés dans ces pays du soleil, ont déjà faitsouche de jeunes citoyens aux idées souvent biendifférentes de celles de leurs pères.Mais le développement d’un pareil sujet nousentraînerait bien trop loin et nous voulons6

simplement présenter aux lecteurs un des auteursanglais les plus en vogue en ce moment. Laforme qu’il a adoptée, les sujets qu’il traite ne seconforment en rien au vieux moule dans lequel, ily a peu d’années encore, se coulaient tous lesromans classiques ; et rien ne peut mieux prouvercombien ce besoin d’un renouveau intellectuel sefaisait sentir, que l’immense succès conquis parses œuvres.À trente ans, le docteur Conan Doyle jouissaitd’une telle réputation que les Américains, quiaiment à contempler de près les célébritéscontemporaines, lui firent un pont d’or pour venirdonner en Amérique une série de conférences surla littérature anglaise et en particulier sur sonœuvre.Cette œuvre peut se diviser en deux branchesprincipales : l’une, se rattachant au genrehistorique, dénote chez son auteur une profondeérudition et de patientes recherches ; c’est ainsiqu’avant de publier The White Company, récitmilitaire qui se passe moitié en Angleterre etmoitié en France ou en Espagne, sous le règne7

d’Édouard III, il consacra deux années entières àl’étude du XIVe siècle. Naturellement, c’est cettepartie de son œuvre que l’auteur préfère, demême qu’une mère éprouve une prédilectionparticulière pour l’enfant qu’elle a eu le plus depeine à élever.L’autre genre, que le docteur Conan Doylecultivait avec un égal succès, est complètementdifférent : c’est celui dont nous comptons offrirun échantillon, convaincu qu’il intéressera leslecteurs français comme il a passionné leslecteurs d’Angleterre, c’est le genre sensationneldes romans à la Gaboriau ; mais dût notre orgueilnational en souffrir, alors que Gaboriau saitextraire de son cerveau inventif les complicationsles plus extraordinaires, le style, l’écriture, pouremployer un mot du métier, reste souvent bieninférieur. Doyle, au contraire, parle une languesobre, ferme, souvent élégante, et se montretoujours écrivain de premier ordre.Le M. Lecoq mis en scène par Conan Doyle senomme Sherlock Holmes. Chose curieuse, cepolicier amateur loin d’être un personnage fictif,8

créé de toutes pièces par l’imagination del’auteur, n’est que la reproduction presque exacted’un type qu’a beaucoup fréquenté le docteurDoyle. C’était un vieux médecin militaire,professeur à l’hôpital d’Edimbourg et appelé deson vrai nom Joseph Bell. Son espritd’observation, ses facultés de pénétration et dedéduction étaient telles, qu’en voyant un clientpour la première fois il devinait souvent lesdétails les plus secrets de son existence et lesrévélait avec une justesse qui ne se trouvaitjamais en défaut. Doyle le prit pour modèle deson Sherlock Holmes et inventa des histoiressensationnelles pour mettre en relief des facultésaussi extraordinaires.Le procédé de travail du docteur Doyle mérited’être rapporté : il commence par concevoir lecrime ou le fait qui sert de base à son récit ; puisil échafaude petit à petit, par une sorte deméthode synthétique, les complications et lesdifficultés dont son héros va avoir à triompher.Quelques notes biographiques sur le docteurConan Doyle semblent devoir précéder la9

traduction d’une de ses œuvres. D’origineécossaise, il appartient à une famille d’artistes,autrefois établie à Edimbourg. Son grand-père,John Doyle, était le célèbre H. B. dont lescaricatures politiques excitèrent pendant trenteannées consécutives la curiosité de sescontemporains sans qu’ils aient pu jamais percerl’anonymat de l’auteur. On peut voir quelquesunes de ses œuvres au British Museum qui les apayées le prix respectable de quarante millefrancs.Le fils du précédent, Dicky Doyle, est l’auteurdu dessin qui orne encore aujourd’hui lacouverture du journal le Punch.Conan Doyle, lui, fut envoyé à l’âge de neufans au collège des jésuites de Stonyhurst, car ilétait catholique. Ses goûts littéraires sedessinaient déjà. Bientôt en effet il fonda dans lecollège une sorte de journal ; il en agit de mêmedans une université allemande où il fut envoyéquelques années plus tard ; mais là ses opinionslibérales faillirent lui jouer un mauvais tour, car ilfut sérieusement question de mettre à la porte le10

trop précoce journaliste. Revenu à Edimbourg, ilcommença ses études médicales qu’il interrompittoutefois pendant un an pour accomplir uneexpédition périlleuse dans les mers arctiques àbord d’un baleinier ; il n’avait alors que vingt etun ans. Une fois reçu docteur en médecine etaprès des voyages en Afrique et en Asie, il se fixaà Southsea et put alors se livrer plus facilement àson goût pour la littérature. Mais ses premiersessais furent acceptés par les éditeurs à des prixtellement dérisoires qu’il n’osait abandonner sacarrière. Cependant après l’immense succèsobtenu par The White Company, il se décida àvenir se fixer à Londres comme oculiste. À peineinstallé, cédant aux sollicitations qui lui venaientde toutes parts, il jeta définitivement la médecinepar-dessus bord et se consacra tout entier à lalittérature. C’est à cette époque que, collaborantau Strand Magazine, il y fit paraître lesAventures de Sherlock Holmes, dont leretentissement fut énorme et qui devait précéderde peu les Mémoires.Au physique, grand, large d’épaules, la figureouverte quoique avec l’apparence plutôt timide,11

Conan Doyle présentait à première vue l’imagede la force. Tous les sports du reste lui étaientfamiliers ; ce n’était pas l’homme d’études serenfermant dans son cabinet ; loin de là. Douéd’une grande puissance de travail, jointe à unefacilité remarquable, il écrivait le matin et le soir,mais l’après-midi était consacrée aux exercicesphysiques où il excellait. De première force aucricket, au hockey, etc., l’été on le rencontrait surson tricycle-tandem, accompagné de Mrs. ConanDoyle. L’hiver il chaussait les skis, ces longuesraquettes norvégiennes, et émerveillait les guidessuisses par les excursions invraisemblables qu’ilaccomplissait dans les montagnes recouvertes deneige des environs de Davos. Au résumé, il était,comme compagnon, un homme charmant et dèsqu’on le connaissait on se sentait attiré vers luipar une irrésistible sympathie.L’attrait qu’on éprouvait si vite pour l’homme,nous espérons que le public l’éprouvera pourl’œuvre.12

L’escarboucle bleue13

Le surlendemain de Noël, je passai dans lamatinée chez mon ami Sherlock Holmes pour luisouhaiter la bonne année. Il était en vestond’intérieur, paresseusement étendu sur un sofa ; àportée de sa main une pipe et une pile dejournaux qu’il avait dû lire et relire tant ils étaientfroissés ; un peu plus loin, sur le dossier d’unechaise de paille, un vieux chapeau de feutre durtrès râpé et bossué. Un microscope et une forme àchapeau, posés sur la chaise elle-même attestaientque le chapeau avait dû être placé là pour êtreexaminé attentivement.– Vous me semblez fort occupé, mon cher,dis-je à Holmes, et je crains de vous déranger.– Non, certes, je suis ravi de pouvoir discuteravec un ami le résultat que je viens d’atteindre :une chose des plus banales du reste, ajouta-t-il, enmontrant du doigt le chapeau râpé ; mais, àl’observation, il s’y mêle certaines particularitésintéressantes et même instructives.14

Je m’assis dans un fauteuil ; il faisait un froidnoir, les vitres étaient couvertes de givre et touten me chauffant les mains au feu qui pétillaitdans la cheminée :– Je suppose, dis-je, que le fait qui vousoccupe, quelque simple qu’il paraisse, a trait à unmeurtre quelconque et que voilà l’indice aumoyen duquel vous découvrirez un mystère etvous punirez un crime.– Non, non, il ne s’agit pas d’un crime, ditSherlock Holmes, en riant, mais seulement d’unde ces étranges incidents qui se produisent dansles centres où quatre millions d’êtres humains secoudoient sur une surface de quelques kilomètrescarrés.Le va-et-vient de cet essaim humain sicompact, si dense, peut donner naissance, endehors des crimes, à tous les événementspossibles et aux problèmes les plus bizarres ;nous en avons eu la preuve plus d’une fois, n’estil pas vrai ?– En effet, répondis-je, et parmi les sixdernières causes judiciaires que j’ai consignées15

sur mes notes, trois ont été entièrement exemptesde ce que la loi qualifie du nom de crime.– Précisément. Je vois que vous faites allusionà mes efforts pour rentrer en possession despapiers d’Irène Adler, à la singulière aventure demiss Mary Sutherland et à l’histoire de l’hommeà la bouche de travers. Eh bien ! je suisconvaincu que l’affaire en question rentrera dansla catégorie de celles qui n’ont pas de crime à laclé.VousconnaissezPeterson,lecommissionnaire ?– Oui.– Eh bien ! c’est à lui qu’appartient ce trophée.– C’est son chapeau ?– Non, il l’a trouvé. Le propriétaire en estinconnu. Considérez-le, je vous prie, non commeun simple couvre-chef mais comme un problèmeintellectuel. Et d’abord que je vous dise commentil se trouve là. Il a fait son entrée ici, le matin deNoël, en compagnie d’une bonne oie qui est sansdoute en train de rôtir devant le feu de Peterson.Mais je reprends l’histoire à son début.16

Vers quatre heures du matin, le jour de Noël,Peterson, un très honnête garçon, vous le savez,revenait de quelque souper et rentrait parTottenham Court Road lorsque devant lui ilaperçut, à la lueur du bec de gaz, un homme detaille élevée, qui marchait d’un pas mal assuré,portant une oie sur son épaule.Comme il atteignait le coin de Goodge Street,une dispute s’éleva entre cet individu et un petitgroupe de gamins. L’un de ceux-ci jeta par terre,avec son bâton qui lui servait d’arme défensive,le chapeau de l’homme, puis lançant le bâtonbrisa la fenêtre de la boutique qui se trouvaitderrière lui.Peterson se précipita au secours de l’étranger,mais l’homme, effrayé du désastre dont il étaitcause, et voyant un individu en uniformes’avancer vers lui, laissa tomber l’oie, prit sesjambes à son cou et disparut dans le labyrinthe depetites rues qui se trouvent derrière TottenhamCourt Road. Les gamins, de leur côté, avaient fuià l’aspect de Peterson, de sorte qu’il resta maîtredu champ de bataille et en possession des17

trophées de la victoire sous la forme d’unchapeau bossué et d’une superbe oie de Noël.– Trophées qu’il a assurément rendus à leurpropriétaire.– Mon cher ami, voilà où est le proverbe. Il estvrai que l’oie portait attachée à la patte gaucheune carte avec l’inscription « pour Mrs. HenryBaker » et que les initiales H. B. sont lisibles aufond du chapeau ; mais comme il existe quelquesmilliers de Baker et quelques centaines de HenryBaker dans notre cité, il n’est pas facile de rendreà chacun ce qu’il peut avoir perdu.– Alors, qu’a fait Peterson ?– Il m’a apporté le matin de Noël le chapeau etl’oie pour flatter ma manie, car il sait à quel pointj’aime à résoudre les problèmes, quelqueinsignifiants qu’ils paraissent à première vue.Nous avons gardé l’oie jusqu’à ce matin, c’étaitla dernière limite qu’elle pût atteindre, et celuiqui l’a trouvée l’a emportée pour lui faire subir ladestinée ordinaire de toute oie grasse, tandis quemoi j’ai gardé le chapeau de l’inconnu simalencontreusement privé de son dîner de Noël.18

– N’a-t-il pas mis des annonces dans lesjournaux ?– Non.– Alors, quels indices pouvez-vous avoir surson identité ?– Pas d’autres que ceux que nous pouvonsdéduire nous-mêmes.– De son chapeau ?– Précisément.– Mais vous plaisantez, que peut vousapprendre ce vieux chapeau bossué ?– Voici ma loupe. Vous connaissez monsystème. Que pensez-vous de l’homme qui aporté ce couvre-chef ?Je pris le chapeau et, après l’avoir tourné etretourné dans tous les sens, je me sentis fortembarrassé. C’était un chapeau melon en feutredur et très ordinaire, absolument râpé. Il avait étédoublé d’une soie rouge qui avait changé de ton.Il ne portait pas le nom du fabricant ; mais,comme l’avait remarqué Holmes, les initialesH. B. étaient griffonnées sur un des côtés. Le19

bord était percé pour y adapter un cordon, quimanquait, du reste. Enfin, il était percé et couvertde poussière et de taches qu’on avait essayé decacher en les badigeonnant d’encre.– Je ne suis pas plus avancé qu’avant monexamen, dis-je, en rendant le chapeau à mon ami.– Vous êtes très observateur, mais vous nesavez pas, au moyen du raisonnement, tirer desconclusions de ce que vous avez sous les yeux.– Alors, dites-moi, je vous en prie, ce quevous pouvez déduire de ce chapeau ?Holmes le ramassa et l’examina avec lapénétration qui était si caractéristique chez lui.– Il est peut-être moins suggestif qu’il auraitpu l’être, remarqua-t-il, et cependant j’en tire uncertain nombre de déductions, dont quelquesunes seulement très claires, d’autres basées sur desérieuses probabilités. Il est évident que lepossesseur de ce chapeau était extrêmementintelligent, et que dans ces dernières années ils’est trouvé dans une situation, qui, d’aisée, estdevenue difficile. Il a été prévoyant, mais l’est20

beaucoup moins aujourd’hui, c’est la preuved’une rétrogression morale qui, ajoutée au déclinde sa fortune, semble indiquer quelque vice danssa vie, probablement celui de l’ivrognerie. Ceciexplique suffisamment pourquoi sa femme nel’aime plus.– Assez, Holmes.– Il a cependant conservé un certain respectdes convenances, continua-t-il, sans paraître avoirentendu mon exclamation. C’est un homme d’âgemoyen qui mène une vie sédentaire, sort peu, nefait aucun exercice. Il graisse avec de lapommade ses cheveux grisonnants qu’il vient defaire couper. Voilà ce que l’observation de cechapeau m’apprend de plus saillant. Ah !j’oubliais d’ajouter qu’il n’y a probablement pasde gaz dans la maison qu’habite notre héros.– Vous plaisantez, certainement, Holmes.– Pas le moins du monde. Comment ! vousn’êtes même pas capable, lorsque je vous metsles points sur les i, de comprendre la manièredont je m’y prends ?21

– Je ne suis évidemment qu’un sot, tout à faitincapable de vous suivre. Par exemple, commentpouvez-vous savoir que cet homme étaitintelligent ?Pour toute réponse, Holmes mit sur sa tête lechapeau qui s’enfonça jusque sur ses yeux.– C’est une simple question de cube : unhomme qui a un crâne si volumineux doit avoirdes facultés exceptionnelles.– Et le déclin de sa fortune ?– Ce chapeau date de trois ans ; or, à cemoment ses bords plats légèrement retournésétaient à la mode. Puis, c’est un chapeau de toutepremière qualité. Voyez donc le ruban gros grainqui le borde et sa doublure soignée. Si cet hommeavait de quoi s’acheter, il y a trois ans, unchapeau de ce prix-là et qu’il n’en ait pas eud’autre depuis, j’en conclus que sa situation estaujourd’hui moins bonne qu’elle ne l’a été.– Tout cela paraît assez clair, mais commentexpliquerez-vous et sa prévoyance et sarétrogression morale ?22

Sherlock Holmes sourit.– Voici l’explication de sa prévoyance, dit-il,en posant son doigt sur le petit disque et l’anneaudestinés au cordon du chapeau, ceci ne se placeque sur commande, et si cet homme a fait mettrece cordon par précaution contre le vent, c’est bienla preuve qu’il est doué d’une certaineprévoyance. Cependant, je constate que lecaoutchouc s’étant cassé, il ne s’est pas donné lapeine de le remplacer, d’où j’affirme qu’il amoins de prévoyance maintenant qu’autrefois,preuve d’un affaiblissement de ses facultés. Maisil lui reste encore un certain respect desconvenances parce qu’il a cherché à dissimulerles taches de son chapeau en les barbouillantd’encre.– Votre raisonnement est fort juste.– J’ai ajouté qu’il est d’âge moyen, que sescheveux sont grisonnants, qu’il se les a faitcouper récemment et qu’il emploie de lapommade. Vous pourriez vous en convaincrecomme moi en examinant de près la partieinférieure de la doublure. La loupe me découvre23

beaucoup de bouts de cheveux coupésévidemment par un coiffeur. Il s’en dégage uneodeur de graisse et ils sont collés ensemble. Enfincette poussière, loin d’être graveleuse et grisecomme celle de la rue, est brunâtre etfloconneuse comme celle qu’on soulève dans lesmaisons ; ce chapeau est donc plus souventaccroché que porté ; et les traces de moisissureque j’y remarque à l’intérieur me prouvent quecelui qui le portait n’était pas habitué à l’exercicepuisqu’il transpirait si facilement.– Vous avez ajouté que sa femme ne l’aimaitplus.– N’avez-vous pas remarqué que ce chapeaun’a pas été brossé depuis plusieurs semaines ?Mon cher Watson, lorsque votre femme vouslaissera sortir avec un chapeau non brossé et queje vous verrai arriver ainsi chez moi, j’aurai desdoutes sur la bonne entente de votre ménage.– Votre homme est peut-être célibataire ?– Certainement pas. Il rapportait l’oie commegage de paix à sa femme. Rappelez-vous donc lacorde attachée à la patte de l’oie.24

– Vous avez réponse à tout, où diable voyezvous maintenant qu’il n’y a pas de gaz dans samaison ?– Passe encore s’il n’y avait qu’une tache debougie, mais lorsque j’en compte au moins cinq,il est bien évident que le personnage en questionse sert habituellement de ce mode d’éclairage, etqu’il remonte le soir chez lui son chapeau d’unemain et sa bougie ruisselante de l’autre. Danstous les cas, ces taches ne proviennent pas d’unbec de gaz. Êtes-vous satisfait ?– C’est fort ingénieux, dis-je en riant, maispuisqu’il n’y a eu ni crime, ni dommage causé,sauf la perte d’une oie, vous avez, ce me semble,bien perdu votre temps.Sherlock Holmes allait répondre, lorsque laporte s’ouvrit brusquement. Peterson, lecommissionnaire, apparut sur le seuil, les jouesempourprées, l’air absolument ébahi.– L’oie, monsieur Holmes ! L’oie, monsieur !prononça-t-il avec effort.– Eh bien, quoi ! Est-elle revenue à la vie et25

s’est-elle envolée par la fenêtre de la cuisine ?Holmes changea de place afin de mieuxobserver le jeu de physionomie du visiteur.– Voyez donc, monsieur, voyez ce que mafemme a trouvé dans le gosier de l’oie.Et il étendit la main pour me montrer unepierre bleue de la dimension d’un haricot, maisd’une limpidité et d’un éclat tels qu’elle semblaitun point lumineux. Sherlock Holmes se redressaen sifflant.– Sapristi, Peterson, vous avez fait là uneprécieuse trouvaille ; je suppose que vous savezquelle est cette pierre ?– Une pierre précieuse ; un diamant : il entredans le verre comme dans une pâte !– Mon cher ; c’est plus qu’une pierreprécieuse : c’est « la pierre précieuse » !– Serait-ce par hasard l’escarboucle bleue dela comtesse de Morcar ? m’écriai-je.– Précisément : j’en connaissais et ladimension et la forme par l’annonce que publiejournellement le Times. C’est un bijou26

absolument unique, dont on ne peut apprécier lavaleur, mais il est certain que les mille livressterling que l’on promet à celui qui le rapporterane sont pas la vingtième partie de sa valeurmarchande.– Mille livres, grand Dieu !Et le pauvre commissionnaire tomba sur unechaise, nous regardant l’un après l’autre avecstupéfaction.– Oui ; c’est bien la récompense promise,reprit Holmes ; j’ai tout lieu de croire qu’unroman se rattache à cette pierre et que lacomtesse de Morcar sacrifierait volontiers lamoitié de sa fortune pour la retrouver.– Il me semble, dis-je, que le joyau a été perduà l’hôtel Cosmopolitain.– Précisément le 22 décembre, il y a cinq joursde cela. Les soupçons ont porté sur le plombier,John Horner, qui a été accusé de l’avoir volé dansle coffret à bijoux de la dame. Il y avait tant deprésomptions contre lui, que la cause a étérenvoyée aux assises. Je crois avoir ici une27

relation de l’affaire.Il reprit un à un ses journaux, regardant lesdates jusqu’à ce qu’enfin il fût tombé sur leparagraphe suivant :« Hôtel Cosmopolitain, vol de bijoux.« John Horner, vingt-six ans, est accuséd’avoir volé le 22 courant dans la boîte à bijouxde la comtesse de Morcar le précieux joyauconnu sous le nom « d’escarboucle bleue ».James Ryder, le maître d’hôtel, a témoigné qu’ilavait introduit Horner dans le cabinet de toilettede la comtesse, le jour du vol, pour souder laseconde barre de la grille de cheminée qui étaitbrisée. Il était resté quelque temps avec Horner,mais finalement avait été appelé au dehors ; enrevenant, il s’aperçut qu’Horner avait disparu,que le bureau avait été forcé et que la petite boîtede maroquin, dans laquelle, comme on le sut plustard, la comtesse avait l’habitude de mettre sesbijoux, était vide sur la table de toilette. Ryderdonna instantanément l’alarme et Horner futarrêté le même soir ; mais la pierre ne put être28

retrouvée ni sur lui ni chez lui. Catherine Cusack,femme de chambre de la comtesse, déposaqu’elle avait entendu le cri d’effroi de Ryder endécouvrant ce vol et qu’elle s’était précipitéedans la chambre, où elle avait trouvé les chosestelles que le dernier témoin les avait décrites.L’inspecteur Bradstreet, de la division B,témoigne de l’arrestation de Horner qui sedébattit furieusement et protesta de son innocencedans les termes les plus violents. Comme on a puprouver que le prisonnier avait déjà été condamnépour vol, le magistrat refusa de juger la causesans enquête préalable et il en référa aux assises.« Horner qui avait donné les signes del’émotion la plus intense, pendant la procédure,s’évanouit au moment du verdict et on fut obligéde l’emporter hors de la salle. »– Hum ! Voilà pour le tribunal de police, ditHolmes d’un air rêveur en jetant de côté lejournal. La question qui nous reste à résoudre estla série d’événements qui s’est déroulée entre uneboîte à bijoux dévalisée et le jabot d’une oietrouvée dans Tottenham Court Road. Vous29

voyez, Watson, nos petites déductions ont pristout à coup un aspect beaucoup plus grave etmoins innocent. Voici la pierre : cette pierre a ététrouvée dans une oie et l’oie appartenait à M.Henry Baker, le monsieur au vieux chapeausuggestif dont je vous ai si longuement parlé. Desorte que maintenant il faut nous mettre trèssérieusement à la recherche de cet individu etnous assurer du rôle qu’il a joué dans cette petiteénigme. Pour ce, il faut prendre d’abord le moyenle plus simple, qui est évidemment une annoncedans tous les journaux du soir. Si cela ne réussitpas, j’aurai recours à une autre méthode.– Comment rédigerez-vous cette annonce ?– Donnez-moi un crayon et ce bout de papier.Voici : « Trouvé au coin de Goodge Street uneoie et un chapeau de feutre noir. Ils seront tousdeux à la disposition de M. Henry Baker à partirde dix heures et demie du soir. Baker Street,n 221 bis. » C’est clair et concis, n’est-ce pas ?– Très clair en effet, mais la lira-t-il ?– Il est probable qu’il regardera les annoncesdes journaux, car, pour un homme peu fortuné,30

cette perte était importante. Effrayé d’avoir casséune vitre, affolé par l’approche de Peterson, il n’apensé tout d’abord qu’à la fuite ; mais depuis il adû regretter beaucoup le premier mouvement quil’a porté à lâcher sa volaille. Puis la précautionque j’ai eue de mettre son nom n’aura pas étéinutile, car tous ceux qui le connaissentappelleront son attention sur le fait. Dites donc,Peterson, allez vite à l’agence des annonces etfaites insérer celle-ci dans les journaux.– Dans lesquels, monsieur ?– Oh ! dans le Globe, le Star, le Pall Mall, laSaint-James’Gazette, les Evening News, leStandard, l’Echo et ceux encore qui vousviendront à l’idée.– Très bien, monsieur, et la pierre ?– Je la garde, mon ami ! Ah ! j’oubliais,Peterson. Achetez une oie en revenant etdéposez-la ici, car il nous en faut une pour cemonsieur, à la place de celle que votre famille esten train de dévorer.Lorsque le commissionnaire fut parti, Holmes31

prit la pierre et la regardant à contre-jour : « C’estun beau spécimen », dit-il. Voyez comme çabrille ! Naturellement c’est une source de crimes,comme toutes les belles pierres ; elles sontl’appât favori du démon. Dans les bijoux plusgros et plus anciens, chaque facette correspond àun crime. Cette pierre n’a pas encore vingt ansd’existence. Elle a été trouvée sur les rives de larivière Amoy au sud de la Chine et a cetteparticularité, qu’avec tous les caractères del’escarboucle elle est d’une teinte bleue, au lieud’être rouge-rubis. En dépit de ses vingt ansd’existence, elle a déjà une sinistre histoire. Cesquarante carats de charbon cristallisé ont étécause de deux crimes, d’un attentat au vitriol,d’un suicide et de plusieurs vols. Qui croirait quece joli hochet serait un pourvoyeur de galères etde prison ? Je vais l’enfermer maintenant dansmon coffre-fort et écrire un mot à la comtessepour lui dire que la pierre est en ma possession.– Croyez-vous que ce Horner soit innocent ?– Je ne puis le dire.– Eh bien ! alors, pensez-vous qu’Henry Baker32

ait été mêlé à cette affaire ?– Je le crois parfaitement innocent ; il ne s’estpas douté une seconde de la valeur qu’avait sonoie, valeur bien plus grande que si elle eût étéd’or massif. Mais s’il répond à notre annonce, jem’en convaincrai vite en le soumettant à uneépreuve très simple.– Et vous ne pouvez rien faire d’ici là ?– Rien.– Dans ce cas, je vais continuer ma tournéeprofessionnelle ; mais je reviendrai dans la soiréeà l’heure que vous avez indiquée, car je désirevoir la solution d’une affaire si embrouillée.– Très heureux de vous revoir, mon cher ami.Je dîne à sept heures, j’ai même un faisan, jecrois. À propos, ne pensez-vous pas qu’enprésence des événements, je devrais dire à M meHudson d’examiner le gosier de ce faisan ?Je fus retardé par un malade et il était un peuplus de six heures et demie, lorsque je revins dansBaker Street. Comme j’approchais de la maison,je vis devant la porte, à la lueur du réverbère, un33

homme assez grand, coiffé d’une toque écossaise,son paletot boutonné jusqu’au menton. Aumoment où je le rejoignais, la porte du 221s’ouvrit et nous entrâmes ensemble chez Holmesqui se leva aussitôt de son fauteuil pour recevoirson visiteur.– Vous êtes, je pense, M. Henry Baker, dit-ilavec ce naturel et cette gaieté qu’il se donne sifacilement. Prenez, je vous prie, cette chaise, làprès du feu, monsieur Baker, il fait froid et jeremarque que vous n’êtes pas vêtu trèschaudement. Ah ! Watson, vous êtes venu au bonmoment. Est-ce bien votre chapeau, monsieurBaker ?– Oui, monsieur, c’est certainement monchapeau.Notre interlocuteur était un homme vigoureux,carré d’épaules avec une tête massive et unefigure large et intelligente, s’amincissant vers lementon, que terminait une barbe en pointe, d’unchâtain grisonnant. Son nez et ses joueslégèrement rouges, un léger tremblement de lamain me prouvaient que les soupçons de Holmes,34

quant à ses habitudes, étaient fort justifiées. Saredingote, aux reflets roux, était boutonnéejusqu’au cou, le col relevé, et, sur les poignetsamaigris de notre héros, il n’y avait trace, ni delinge ni de manchettes. La parole de cet hommeétait lente et saccadée, mais les expressionschoisies prouvaient qu’il avait de l’instruction etque si son apparence était aussi minable, c’estqu’il avait subi des revers de fortune.– Nous avons gardé ces objets quelques jours,dit Holmes, parce que nous espérions trouver,dans les journaux, une annonce de vous nousdonnant votre adresse. Je ne puis comprendrepourquoi vous n’avez pas pris ce moyen.Notre visiteur eut un sourire contraint.– Je suis obligé d’économiser beaucoupmaintenant, répondit-il. Je ne doutais pas que latroupe de polissons qui m’a assailli n’eût emportéchapeau et volaille. Je ne voulais pas risquer del’argent dans une tentative peut-être infructueuse.– Très sensé. À propos de cette volaille nousavons été obligés de la manger.35

– De la manger !Notre visiteur, dans son agitation, se leva deson siège.– Oui, elle n’aurait profité à personne si nousn’avions pas pris ce parti. Mais en voici uneautre, sur le dressoir, qui est à peu près du mêmepoids et parfaitement fraîche, je présume qu’elleremplira le même but.– Oh ! certainement, certainement, réponditM. Baker avec un soupir de soulagement.– Naturellement

Sherlock Holmes, en riant, mais seulement d’un de ces étranges incidents qui se produisent dans les centres où quatre millions d’êtres humains se coudoient sur une surface de quelques ki